Chronique du travail aliéné : François, ingénieur concepteur




La chronique mensuelle de Marie-Louise Michel (psychologue du travail).


<titre|titre="Je me demande quand ils vont me pardonner">

Je suis suivi. Je vois un psychothérapeute toutes les semaines, contre une dépression qui dure depuis un an. Je prends des médicaments assez forts mais je voudrais arrêter, comprendre ce qui m’arrive.
Ça a commencé l’an dernier, quand mon supérieur m’a demandé de partir dans l’usine d’un client en Chine faire une certaine manip que je ne savais pas faire. Je n’avais jamais fait ça, ce n’est pas pareil sur le papier et devant le moteur… Il fallait que je prenne des pièces et que je les remplace par d’autres, sans que le client s’en aperçoive.

Je leur ai dit que je n’étais jamais allé là-bas, tout seul en plus, que c’était risqué, qu’on allait se faire prendre… Intervertir des pièces en douce, c’est grave. Ça pouvait se voir. Et puis ça changeait les degrés d’usure. J’étais écroulé, en larmes. Ils n’ont rien voulu entendre.

Ils m’avaient déjà obligé à mentir une autre fois. Une pièce qui se fissurait, on m’avait demandé de masquer ça, de gagner du temps, de minimiser… J’avais rendu un rapport qui disait tout et son contraire, très difficile à comprendre. Si le client le lisait en détail, il pouvait se rendre compte. Mais du coup si on avait une expertise, on était couverts. Il n’y a pas eu de problème, le client n’y a vu que du feu. J’ai réussi à ce moment-là parce que je n’ai pas été obligé d’aller sur place, tout seul, en Chine en plus. Moi, je suis foncièrement honnête. Là je n’avais pas vraiment menti : j’avais présenté les choses d’une certaine façon. Sinon c’est l’engrenage, et après il faut couvrir des mensonges énormes et ça finit comment ? On est découvert…

Pour la Chine, j’ai pété un câble, j’ai refusé. En plus j’ai tout balancé au client pour les pièces fissurées ! Mon psychiatre dit que j’ai fait une « bouffée délirante ». Et depuis je suis au placard. Ça fait des mois que ça dure. Je les rencontre au restaurant de la boîte, ils me disent bonjour gentiment. Je ne comprends pas pourquoi ils ne m’ont pas carrément viré.

Je suis prêt à payer un certain prix pour avoir mis en difficulté l’entreprise, mais là… C’est trop long. Je fais deux heures de travail par jour, en plus ça ne sert à rien. Je suis tout seul dans un bureau à regarder l’heure. Je me demande quand ils vont me pardonner et me réintégrer. J’avais tissé des relations privilégiées avec mes deux supérieurs, des gens formidables. Je travaillais 11 heures par jour. Je suis loyal. Ma femme me dit qu’il faut que je postule plus haut, j’ai 35 ans, et si je veux monter, c’est maintenant. Je suis prêt à desserrer les tolérances. Si on est habile, on ne se fait pas prendre. Et si on se fait prendre, ça ne va pas loin parce que tout le monde fait ça… Mais là, il faut qu’ils arrêtent, je n’en peux plus. Je suis prêt à tout.

* Seul le prénom est modifié, le reste est authentique.

 
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