Cinéma : festival de Soleure (Suisse)




Les Journées cinématographiques de Soleure (Suisse), créées en 1966 dans un climat de quasi-insurrection culturelle, offrent annuellement un vaste panorama des productions nationales récentes. Deux films, projetés lors de la 41e édition, du 16 au 22 janvier 2006, ont particulièrement retenu mon attention.

Les féru(e)s du jeu d’échecs connaissent l’ouverture appelée “Gambit”, qui assure la victoire en sacrifiant délibérément quelques pions pour sauver le roi. La Zurichoise Sabine Gisiger a intitulé ainsi son remarquable documentaire de 107 minutes, car la métaphore sied à la thèse qu’elle développe. “Quelle est ma part de responsabilité ? Qu’ai-je fait faux ? Comment aurais-je dû agir ?”, se torture les méninges Jörg Anton Sambeth. À l’époque de la “catastrophe de Seveso” [1], il officiait comme directeur technique chez Givaudan à Vernier, dans la périphérie genevoise, une filiale de la multinationale pharmaco-chimique bâloise Hoffmann-La Roche. L’originaire de Bad Mergentheim (Bade-Wurtemberg) supervisa dans l’usine ICMESA de Meda, à une vingtaine de bornes au nord de Milan, l’implantation d’un équipement pour la fabrication de trichlorophénol. Le 10 juillet 1976, la cuve 101 du réacteur dans le hangar B explosa. Une trop forte pression, due à une température excessive, provoqua la rupture de la soupape de sécurité sur le disque de fermeture ; à 12 heures 37, un nuage de dioxine s’échappa extra muros, contaminant 1 800 hectares de terres. 77 000 animaux périrent sur-le-champ ou furent abattus. Des dizaines de milliers de personnes souffrirent, immédiatement ou a posteriori, de maux divers.

L’on aurait également enregistré de nombreux nouveau-nés avec des malformations, une recrudescence de fausses couches, puis, des années plus tard, une élévation du taux de cancers dans le secteur touché. Avec le recul, aux yeux de Jörg Anton Sambeth, le vrai scandale résida dans les économies draconiennes au niveau des appareils de mesure. Le rajout d’une marmite d’expansion eût empêché l’excursion de la fumée. Condamnés en première instance, le 24 septembre 1983, par le tribunal pénal de Monza, avec trois co-inculpés, le susnommé et Herwig von Zwehl, le manager chez ICMESA, furent les seuls auxquels la Cour d’appel de Milan infligea, le 14 mai 1985, une peine pour “négligences” : un an et demi, respectivement deux avec sursis. A aucun moment, Adolf W. Jann, le PDG du consortium, ne fut inquiété.

Sabine Gisiger expose non seulement la logique régissant le fonctionnement d’une grosse firme, dont les maîtres, en cas de tempête, se défaussent sur l’un ou l’autre bouc émissaire, mais également les incidences dramatiques de l’opprobre sur la vie d’un homme rongé par les scrupules, comme celle de ses proches [2]. Trois questions demeureront en suspens : l’ICMESA produisait-elle, les week-ends, de la dioxine à usage militaire pour l’OTAN ? Les déchets générés par l’emballement du 10 juillet 1976, contenus dans les 41 fûts transportés de la Lombardie à Bâle, via un abattoir désaffecté à Anguilcourt-le-Sart (Aisne), avaient-ils été effectivement incinérés, en juin et novembre 1985, dans le four de Ciba-Geigy ? Ou alors un convoi les avait-il acheminés en secret vers la décharge géante de Schönberg (en RDA, aujourd’hui en Mecklembourg-Poméranie occidentale) ? Les autorités helvétiques et allemandes, ainsi que le staff de Hoffmann-La Roche, considèrent le dossier comme clos...

Un dossier noir du colonialisme français

Quoique dans un format nettement plus réduit (53 minutes), Frank Garbely a opté pour une méthodologie similaire : l’évocation, à côté du sujet central, d’éléments connexes dévoilant la réalité historique sous un éclairage généralement occulté. Avec Moumié-Der Tod in Genf [3], il dépeint les circonstances qui présidèrent vraisemblablement à la mort de Félix-Roland Moumié, un des leaders de l’Union des populations du Cameroun, parti interdit le 13 juillet 1955, de même que les horreurs de l’impérialisme français dans ce pays. Martha Ekemeyong Moumié, la veuve du célèbre militant indépendantiste, a vécu celles-ci dans sa propre chair.

Quarante-cinq ans après, elle se rend sur les bords du lac Léman pour apprendre enfin la vérité. Le 15 octobre 1960, son mari, accompagné de Jean-Martin Tchaptchet, qui dirigeait la section française de l’UPC, honora un rendez-vous fixé par un “journaliste”. William Bechtel avait convié les deux hommes à dîner dans le restaurant “Au plat d’argent”. Félix-Roland Moumié, venu à Genève pour nouer des contacts et acheter du matériel pour ses camarades de lutte, but un verre de Pernod frelaté d’un gramme de thalium. Le 3 novembre 1960, il succomba à l’hôpital cantonal des suites de cet empoisonnement à la “mort au rat”. L’individu, qui avait gagné la confiance de ses interlocuteurs, était un barbouze du SDECE et collaborait avec les sicaires de la “Main rouge”, un commando commandité pour éliminer les partisans de mouvements anticolonialistes ou des personnes qui les soutiennent. Charles Knecht, le chef de la police locale, n’ignorait rien des activités de son pote Bechtel.

Vingt ans après, le procès s’acheva par un non-lieu scandaleux, pour ne pas écorner les raisons d’État suisse et hexagonale. Martha Ekemeyong semble condamnée à tous les malheurs. Le 3 octobre 2004, alors qu’elle désirait se recueillir sur la tombe de son époux, au cimetière de Conakry (Guinée), elle trouva l’emplacement vide. Le cercueil avec la dépouille embaumée avait été déterré. Dans un dépotoir, ne subsiste que la coquille métallique interne, percée de trous. Plusieurs témoins narrent les effroyables forfaits de l’armée tricolore, secondée par des escadrons locaux. De 1955 à 1970, selon une estimation basse, 300 000 personnes furent massacrées ou disparurent au Cameroun. Pourtant, tous les plénipotentiaires dépêchés sur place par l’Elysée nient systématiquement avoir ordonné ou avalisé un “génocide”...

René Hamm

[1La commune de Meda sur le ban de laquelle était située l’usine d’ICMESA jouxte celle de Seveso.

[2Sa femme, Gabriele, décéda, le 2 août 1983, d’un cancer.

[3Le titre de la version originale française, L’Assassinat de Félix Moumié-L’Afrique sous contrôle, annonce la couleur.

 
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