Claudine Legardinier (Mouvement du Nid) : « La prostitution est un archaïsme indigne »




Journaliste, Claudine Legardinier recueille depuis trente ans pour le Mouvement du Nid les témoignages de personnes prostituées. Elle a écrit plusieurs livres, le dernier étant Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015).
Nous l’avons contactée afin d’avoir son éclairage sur la loi du 13 avril 2016, « visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées », et notamment son impact plus de deux ans après son adoption.

Alternative libertaire : Quels sont les principaux éléments
de la loi du 13 avril 2016 sur la prostitution ?

Claudine Legardinier : Cette loi met fin à la répression des personnes prostituées, considérées depuis des siècles comme des coupables et pénalisées pour racolage. Elle en fait de véritables sujets de droits et engage la société à leurs côtés en développant des parcours de sortie de prostitution pour celles qui le désirent. Elle prévoit une protection et un soutien aux victimes, y compris étrangères, en leur procurant un titre de séjour si elles s’engagent dans un parcours de sortie. Pour la première fois, elle s’attaque à la demande des « clients », ceux que nous appelons les prostitueurs, en les responsabilisant par une sanction pénale.

Comme on n’impose pas un acte sexuel par la violence, on ne l’impose pas non plus par l’argent, forme de violence économique et sociale. Enfin, la loi prévoit une politique nationale de prévention, de formation et d’éducation à la sexualité avec l’objectif de réduire les nouvelles entrées dans la prostitution. Le proxénétisme sur Internet est davantage réprimé, le proxénétisme dans son ensemble restant plus sévèrement puni que dans le reste de l’Europe.

Cette loi a une portée révolutionnaire en renversant l’éternel point de vue patriarcal : prostituée coupable, client invisible et innocent. Elle marque une étape importante du combat contre toutes les formes de droit de cuissage et contre les violences sexuelles. Elle s’inscrit dans les grandes avancées pour les droits des femmes qui ont marqué l’histoire. Ce mouvement abolitionniste traverse d’ailleurs l’Europe. La Suède, la Norvège, l’Islande, pays les plus avancés au plan de l’égalité entre les femmes et les hommes, ont opté pour la même politique.

L’objectif de cette loi ambitieuse est de faire reculer ce conservatoire du sexisme, du racisme et des violences qu’est le huis clos prostitutionnel. À l’heure du mouvement Metoo, pénaliser les prostitueurs est une exigence de cohérence. Les femmes et jeunes filles, qui sont la majorité des victimes du système, ne sont pas des objets de défoulement. Le harcèlement qu’elles subissent n’a pas à être excusé au motif qu’il est rémunéré. Mais l’attachement reste fort à un ordre social qui laisse aux hommes le « droit d’importuner » et d’exploiter sexuellement autrui contre un billet. D’où les incroyables résistances que la loi soulève. Mais c’était la même chose au moment de la criminalisation du viol.

Quel bilan, deux ans après sa mise en place ?

Claudine Legardinier : L’application reste insuffisante et aléatoire, dépendant trop des personnalités des procureurs et des préfets. Malgré tout, autour d’une centaine de parcours de sortie sont engagés. C’est peu, mais c’est un début. Une jeune femme congolaise me disait récemment qu’elle pouvait enfin dormir, pour la première fois depuis des années. Dans la prostitution, elle a vécu un cauchemar. Ce parcours, sans faire de miracle, lui rend sa place dans la société. Elle est fière, elle reprend espoir. Qui osera dire que c’est dérisoire ?

Côté prostitueurs, la majorité des départements n’appliquent pas la loi. Sur toute la France, on parle d’environ 2.800 hommes interpellés. Les amendes sont faibles. Mais les stages de sensibilisation sont prometteurs : des « survivantes » de la prostitution y engagent le dialogue avec eux et c’est l’occasion de prises de conscience. Malheureusement, ces stages se comptent encore sur les doigts de la main.

Globalement, le manque de volonté politique est évident : associations étranglées financièrement, absence de campagnes d’information, prévention quasi inexistante. La route est longue. Cette loi vise le moyen et le long terme, un vrai changement civilisationnel. Comment y parvenir en deux ans ?

La loi n’a-t-elle pas renforcé la mise en danger des personnes en situation de prostitution ? Des associations comme Médecins du monde l’ont rappelé lors du meurtre de Vanesa Campos au Bois de Boulogne…

Claudine Legardinier : Dans les pays qui ont légalisé la prostitution et le proxénétisme, la violence est croissante en raison d’une concurrence accrue. Est-ce un chemin à suivre ? La loi française fait le pari inverse. Avec les difficultés de toute loi, au moins à court terme. La fin de l’esclavage a pu fragiliser d’anciens esclaves. Fallait-il renoncer à abolir l’esclavage ?

L’important, c’est qu’en dépénalisant les personnes prostituées, la loi renforce leur possibilité de porter plainte puisqu’elles ne sont plus poursuivies. C’est une immense avancée. Mais tout est bon aux adversaires pour avoir la peau d’une loi qui ose pour la première fois mettre en cause les « clients ». Où étaient ceux qui crient si fort aujourd’hui lors des meurtres des dernières décennies quand ces derniers avaient tous les droits ? Le milieu de la prostitution est d’une violence sans nom. Depuis toujours, pas depuis deux ans ! Il a toujours été le lieu de la précarité, des insultes, des agressions, des humiliations et même des meurtres. Nous en tenons le terrible catalogue dans notre rubrique Témoignanes sur Prostitutionetsociete.fr.

Comment une association humanitaire comme Médecins du monde peut-elle instrumentaliser le meurtre de cette femme trans et s’appuyer sur une pseudo « étude » menée uniquement auprès d’associations hostiles à la loi ? Oui, les personnes prostituées sont en danger, oui elles sont agressées, violées, tuées ; le plus souvent par des « clients » et quel que soit le lieu où s’exerce leur activité.

Pourquoi font-ils semblant de ne pas voir que c’est le statut même de prostituée, l’indulgence du paiement qui « autorisent » certains hommes à se livrer à des violences ? C’est la réduction d’une personne à l’état d’objet sexuel acheté sur Internet ou dans la rue, loué, échangé, commenté, méprisé, qui permet à certains de se sentir des droits de propriétaire et donc de franchir les limites. Non, ce n’est pas la loi qui tue ces femmes. C’est l’assurance de l’impunité, c’est le machisme, c’est la haine.

Selon vous, qu’est-ce qui pourrait améliorer la situation des personnes prostituées ?

Claudine Legardinier : La mise en œuvre des dispositions protectrices de la loi afin de réduire leur vulnérabilité, améliorer leur accès aux droits et si elles le souhaitent à la sortie de prostitution. Nous qui les rencontrons tous les jours savons dans quel enfermement elles se débattent. Franchement, au-delà des discours de façade, qu’elles tiennent par souci légitime de dignité, je n’en connais pas qui souhaitent y rester. Elles ont des compétences, elles méritent autre chose. Pour celles qui ne souhaitent pas s’engager dans des parcours de sortie ou qui se les voient refusés, il faut une véritable formation des acteurs sociaux afin qu’elles soient accueillies et respectées (il reste du chemin à faire). Et pour celles qui veulent changer de vie, de vrais moyens, notamment des solutions d’hébergement qui manquent cruellement.

Mais il faut aussi penser aux futures victimes. Il y a urgence ; le rajeunissement est flagrant, les prostitueurs voulant de la « chair fraiche ». À l’heure où pullulent les petits macs, et les grands, où les gamines de 14-15 ans pensent que la prostitution c’est fun parce que l’industrie du sexe a fait du lobbying en vantant le « travail du sexe » et que les médias en ont promu la version Zahia ou Pretty Woman, il faut une pleine application de la loi. La prostitution est un archaïsme indigne de nos sociétés. Le capitalisme libéral y est le meilleur allié du patriarcat. Dans ce combat, lutter contre l’un, c’est lutter contre l’autre. Il ne faut rien lâcher.

Propos recueillis par Flo (Lorient)

 
☰ Accès rapide
Retour en haut