De Schengen à la Constitution, vingt ans d’Europe xénophobe




Depuis 20 ans, l’Union européenne a engagé l’un de ses plus vastes chantiers, celui de l’émergence d’une politique d’immigration harmonisée. Étape par étape, l’Europe forteresse est devenue une réalité qui devrait trouver l’un de ses aboutissements par son inscription dans le marbre du projet de constitution européenne.

Lorsqu’en 1985, cinq États, dont la France, décident de supprimer les contrôles à leurs frontières intérieures et de renforcer leurs frontières extérieures [1], l’Europe forteresse n’en est qu’à ses balbutiements. Au milieu des années 90, les accords de Schengen, qui marquent la généralisation de cette vision paranoïaque de l’immigration, se traduisent par la création d’une procédure unifiée de délivrance des visas et surtout par l’extraordinaire développement des moyens policiers et militaires de contrôle des frontières. Généralisation du fichage, expérimentation des nouvelles technologies de repérage et accélération de l’intégration européenne des forces de répression accompagnent un discours de plus en plus ouvertement xénophobe et fantasmatique. Les migrant(e)s deviennent « clandestins », l’immigration devient « flux » ; toute une rhétorique visant à déshumaniser les hommes et femmes qui cherchent une protection et un avenir meilleur accompagne cette émergence d’un nouveau nationalisme européen.

À cette première étape des accords de Schengen succède, à partir de 1990, l’harmonisation des politiques d’asile. Les accords de Dublin [2] définissent une procédure d’examen des demandes d’asile et ouvrent la voie aux restrictions de plus en plus importantes qui vont marquer les années suivantes :
 Création de l’asile territorial [3], sorte de droit d’asile au rabais puisqu’il n’impose qu’une protection temporaire et de moindres garanties. Cette forme d’asile, expérimentée pour les réfugiés d’ex-Yougoslavie, sera ensuite généralisée en France, notamment pour les Algériens fuyant la guerre civile.
 Détermination de « pays sûrs », dont un ressortissant ne pourrait pas être admis au statut de réfugié.
 Définition d’un « asile interne », c’est à dire la possibilité de refuser l’asile lorsque la personne aurait pu trouver refuge dans une partie de son pays ou auprès d’organisations internationales.

Quand la machine s’emballe...

Les deux accords de Schengen et de Dublin, intégrés dans les piliers politiques de l’Union européenne (UE) par le traité d’Amsterdam de 1997, n’apparaissent, quelques années après, que comme le « tour de chauffe » de la construction de l’Europe forteresse.

Une fois posées les bases de cette politique, le champ devenait libre pour toutes les surenchères et une avalanche de chantiers législatifs.

Le plus vaste d’entre eux concerne depuis quelques années la mise sous condition de l’aide économique vers les pays du Sud en fonction de leur coopération pour la répression de l’immigration irrégulière en Europe. En imposant la signature d’accords de réadmission des étrangers expulsés d’Europe, c’est un véritable chantage qui s’opère de manière officielle.

Mais qui dit accélération des expulsions par le biais de ces accords, dit également explosion vertigineuse des moyens policiers de contrôle et d’expulsion. C’est le développement des charters, et surtout la généralisation de l’enfermement des étrangers « indésirables ». Selon le réseau Migr’Europ [4], l’Europe compterait aujourd’hui plus de 160 camps officiels d’enfermement d’étrangers. La prochaine étape de cette escalade devrait être dans les prochains mois la définition au niveau européen de normes minimales d’expulsion, qui devraient légaliser l’enfermement systématique des migrants irréguliers pour des périodes dépassant 6 mois voire une année.

Dernière trouvaille dans cette « course à l’armement » contre l’immigration, les projets anglais et italiens d’externalisation du traitement des demandes d’asile. Le principe est limpide : pour empêcher les demandeurs d’asile de venir en Europe, obligeons les à faire la demande depuis les pays frontaliers de l’UE, à partir de camps financés par les Etats européens. Cette idée nauséabonde, finalement rejetée par plusieurs Etats européens, trouvera tout de même sa concrétisation par le renvoi de plusieurs milliers d’étrangers irréguliers d’Italie vers la Libye, et la levée de l’embargo sur ce pays en échange du renforcement des contrôles policiers sur les côtes méditerranéennes.

Quotas : la main d’œuvre sans le travailleur

« Les cons, ça ose tout, c’est même à ça qu’on les reconnaît ». Si cette citation intemporelle peut s’appliquer à un personnage politique, c’est bien à Sarkozy. Par sa sortie médiatique sur les quotas d’immigration le 13 janvier dernier, le président de l’UMP, « Iznogoud » de la vie politique française, allait révéler les embarras d’une partie de la gauche vis à vis d’un débat entamé au niveau européen depuis plusieurs années. En effet, alors que cette proposition pouvait être présentée comme « positive », indiquant une timide inflexion du dogme de « l’immigration zéro » à l’œuvre depuis 30 ans, elle ne venait en fait qu’accompagner les débats en cours de l’Union européenne dans la perspective d’une harmonisation de l’introduction d’une immigration légale, et révéler la vision purement capitaliste de la gestion de l’immigration. Rien de nouveau donc, cette nouvelle étape s’inscrivant dans la démarche suivie jusqu’alors, que l’on pourrait résumer par la formule suivante : en finir avec l’immigration « subie », celle des demandeurs d’asile et du regroupement familial, et développer des filières d’immigration de travail temporaire, contrôlées par un appareil répressif omniprésent et exclues des droits fondamentaux. Avoir la main d’œuvre sans le travailleur en somme.

Les réactions enthousiastes au PS montraient s’il était encore nécessaire le vide sidéral de la pensée sociale-libérale sur ces questions. Applaudissant des deux mains la proposition sarkozienne, Malek Boutih (ancien président de SOS-Racisme et actuel dirigeant du Parti socialiste) allait même jusqu’à proposer que les quotas d’immigration soient définis chaque année en fonction « des capacités d’accueil de notre société » [5], sortes de « seuils de tolérance » de gauche.

Sur le fond, cette symbiose PS/UMP sur la question des quotas n’est que la traduction de leur asservissement aux lois du marché et de leur conception économiste des rapports humains. En ne concevant les immigrant(e)s qu’en fonction de leur valeur marchande, et en proposant de définir les droits fondamentaux en seule comparaison de l’utilité économique, les quotas sont l’expression en cette matière de la vision de la société construite par les courants ultralibéraux. Il n’est donc pas si étonnant que le Medef, jusqu’alors réservé sur cette question [6], ait exprimé son soutien à cette proposition [7]. Cette proposition de politique d’immigration par quotas entre en droite ligne de parenté avec les positionnements libéraux favorables à l’ouverture des frontières afin de mettre en concurrence globale les travailleurs.

La constitution et l’immigration

On le voit donc, la construction depuis vingt ans de la politique européenne en matière d’immigration est marquée par une constance remarquable. Des accords de Schengen au traité d’Amsterdam, l’Europe a mûri peu à peu son existence politique sur l’exclusion des étrangers, tentant de recréer sur leur dos un nationalisme européen que ne renierait pas l’extrême droite. Derrière son obsession pour le contrôle des « flux migratoires », se cachait difficilement la volonté de réprimer, pour mieux asservir, les sans-papiers en Europe aujourd’hui et les migrants « importés » demain.

Pas étonnant donc que le projet de traité constitutionnel bientôt soumis à référendum cherche à inscrire dans le marbre cette orientation fondatrice.

Commençons par ce qui constituerait, aux yeux des partisans de ce projet de constitution, une avancée. Le projet de constitution comprend dans sa seconde partie la Charte des droits fondamentaux, adoptée en 2000. Certes, l’inscription de la Charte dans la constitution lui donnerait une valeur juridique contraignante plus importante, mais les précautions mises en place par la constitution quant à la contestation des infractions aux droits définis par ce texte sont telles qu’il sera quasiment impossible de s’en prévaloir. Joli texte donc, mais sans aucune portée.

C’est dans la troisième partie de la constitution que sont traitées les questions d’asile, d’immigration et de contrôle des frontières. Changement de registre dans la continuité, puisqu’on y retrouve tous les grands axes de l’Europe forteresse : les contrôles aux frontières renforcés, les accords de réadmission, le chantage économique aux pays du Sud, le fichage généralisé, les restrictions au droit d’asile. Les quotas sont même déjà prévus, par un article spécifique indiquant que les normes minimales « d’accueil » des migrants « n’affectent pas le droit des Etats membres de fixer les volumes d’entrée des ressortissants de pays tiers dans le but d’y recherche un emploi salarié ou non salarié » [8]. Terminées donc les déclarations de principe : l’organisation du texte constitutionnel subordonne les droits fondamentaux aux règles fixées par la politique de contrôle des frontières. En clair, avant d’avoir des droits, les étrangers restent des « ennemis » à contrôler, surveiller, punir.

Nous ne sommes pas dupe de la portée du référendum sur l’adoption du projet de constitution européenne. En matière d’immigration, ce texte n’est que le reflet des politiques suivies depuis vingt ans et le résultat du vote n’influera sans doute pas les nouvelles directives en discussion.

Si le refus du projet de constitution européenne lors du prochain référendum ne marquera donc aucune amélioration immédiate pour les migrant(e)s, il est toutefois indispensable de s’opposer à ce texte qui grave dans le marbre pour l’avenir une Europe xénophobe. Dans cette lutte contre le nationalisme et pour la solidarité, nous opposerons des revendications concrètes, de régularisation sans condition des sans-papiers, de citoyenneté de résidence, et une perspective de transformation sociale, autogestionnaire et fédéraliste, de libre circulation et installation.

Jérôme (AL Paris-Nord/Est)

[1C’est la première convention de Schengen, qui donnera les bases des accords de Schengen applicables à partir de 1994 en France.

[2Ratifiés par 11 pays le 15 juin 1990.

[3Introduit en 1998 dans la loi française, avant de disparaître en 2003, remplacé par la « protection subsidiaire ».

[4Regroupant associations et universitaires en Europe autour du thème de l’enfermement des étrangers. Plus d’infos sur www.pajol.eu.org.

[5Le Monde du 20-01-05.

[6Lire Débattre, revue de réflexion d’AL, n°17, hiver 2004, p.18

[7Le Monde du 20-01-05

[8Article III-267-5 du traité constitutionnel.

 
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