Il y a trente ans

Décembre 1986 : Les coordinations de grévistes ouvrent une ère nouvelle




Après l’anesthésie générale de 1981, le mouvement social se réveille. La droite, revenue aux affaires en mars, a lancé des attaques libérales tous azimuts. Quatre puissants mouvements vont la faire reculer : la jeunesse à l’automne 1986, les cheminots en décembre 1986, les instits au printemps 1987, les infirmières à l’automne 1988. Un nouveau cycle de luttes s’annonce, marqué par l’avènement de pratiques novatrices d’auto-organisation. C’est le temps des « coordinations ».

La première moitié des années 1980 est celle du déclin syndical. Profil bas sous le gouvernement PS-PCF, attentisme face aux provocations du Premier ministre Chirac, la crédibilité des syndicats s’érode, et le rail n’y fait pas exception. Enlisées dans des institutions paritaires bloquées, les fédérations syndicales multiplient les actions de 24 heures sans lendemain et étalent leurs divisions.

Les années 1985 et 1986 ont néanmoins vu éclater des grèves locales plus ou moins spontanées, dures, souvent déclarées illégales. Ainsi en septembre 1985, contre le durcissement du « contrôle des connaissances », les agents de conduite (ADC), du dépôt de Chambéry ont « posé le sac » [1] sans préavis. En deux jours, la grève touche plus de 75% des agents et fait plier la direction, faisant la preuve, et ce n’est pas rien, qu’il est possible de lutter et de gagner sans attendre une hypothétique unité syndicale.

La journée d’action nationale du 21 octobre 1986 est également un succès. Mais c’est mi-novembre que tout bascule, lorsque le PDG de la SNCF présente un projet de grille salariale faisant la part belle au « mérite » c’est-à-dire à l’arbitraire. Dans le même temps, les violences policières contre les manifestations étudiantes hostiles au projet Devaquet tendent l’atmosphère.

Le décor est planté, le rideau peut se lever sur ce qui sera la plus longue des grèves cheminotes.

Naissance de la « coordination ADC »

Lutter ! n°18 (février 1987)

Alors que les agents de la réservation entament le 8 décembre une grève contre la suppression d’une prime de 300 francs, des ADC du dépôt de Paris-Nord élaborent un tract appelant l’ensemble des ADC à l’action pour le 18 et demandant le « soutien » des organisations syndicales. Ce tract, tiré à une cinquantaine d’exemplaires seulement, circule sur les machines, passe de main en main. Des photocopies pénètrent dans les dépôts et les foyers. Lu, commenté, il rencontre un grand écho.

Côté syndicats, seule la CFDT a « flairé » le phénomène. Militant UTCL [2] , Michel Desmars est alors responsable des ADC CFDT. Le 12 décembre il est présent à l’assemblée générale des ADC Paris-Nord. En sortant de cette AG, il dépose illico un préavis de grève de cinq jours à partir du 18 – cinq petits jours qui seront pulvérisés !

Le 18 décembre 1986, les ADC partent donc en grève à Paris-Nord. En deux jours le mouvement s’étend à l’ensemble des dépôts, dont un en particulier qui va donner une impulsion nouvelle : Sotteville-lès-Rouen.

Sur la région rouennaise existe en effet, depuis les années 1970, un courant d’idées, appelons-le « unitaire", qui prône l’unité dans la lutte, et la démocratie directe. Ce courant, dont l’audience est importante, va trouver là l’occasion d’animer enfin une grève selon ses vues [3]. Le 19 décembre, à l’AG des ADC du dépôt de Sotteville, l’absence de la CGT et de la Fédération générale autonome des agents de conduite (syndicat corporatiste), facilite la mise en place d’un comité de grève.


Au journal d’Antenne 2, le 7 janvier 1987 : mouvement de masse, sabotage ouvrier sur les lignes, interventions policières...


Les 20 et 21, les rôles respectifs se précisent entre assemblée générale, comité de grève et syndicats. En gros, seule l’AG a pouvoir de décision, le comité de grève ainsi que les différentes commissions n’en sont que des exécutifs ; le comité de grève est composé de camarades élu-e-s chaque jour. Un siège est par ailleurs attribué de droit aux syndicats qui le souhaitent. Leur rôle d’acteurs – mais non de directeurs – de la lutte est donc reconnu.

Le 26, sur l’initiative de l’AG de Sotteville, une première Coordination nationale réunit une centaine de délégué-e-s à Paris-Nord. Les débats sont difficiles. On craint les manipulations politiques, et les pratiques de LO n’arrangeront rien comme on le verra plus loin. Les débats portent sur le renforcement du mouvement et l’appel à une manifestation nationale. Enfin, la Coordination ADC met sur pied un réseau téléphonique dont l’ossature est constituée de 55 dépôts. Les informations sont ainsi centralisées et renvoyées à chaque AG qui peut alors se déterminer en toute connaissance de cause.

cc blog Hasarddelaviehasarddesrencontres.com
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cc Lutter ! (janvier 1987)

Frilosités syndicales

La presse, présente dès la première Coordination nationale, fait d’autant plus de battage autour de ce phénomène inédit qu’elle y voit l’occasion d’en conclure à l’obsolescence du syndicalisme. Heureusement la Coordination ne tombe pas dans le piège et se refuse à tout antisyndicalisme, tout en ne s’interdisant pas d’en critiquer les pratiques.

Par rapport à cette situation inédite, quelle va être l’attitude des directions syndicales ? La CGT, FO et la FGAAC vivent douloureusement l’existence de cette Coordination nationale qui, de fait, met en cause leur rôle dirigeant. Ainsi lorsqu’une délégation de la Coordination se rend aux sièges de quatre fédérations, seules deux acceptent de nous recevoir ! À la CGT, Pascal Lopez nous explique – fort sympathiquement au demeurant – que la CGT ne peut s’associer à nos initiatives. De son côté la CFDT – où sont présents des camarades de l’UTCL comme Henri Célié et Christian Mahieux – confirme son soutien à la Coordination. En fait seule la CFDT est en phase avec cette façon novatrice de conduire la lutte. Mais il s’agit d’une fédération CFDT qui n’a pas renié l’esprit de Mai 68, et dans laquelle l’extrême gauche est influente. Ses militantes et militants sont impliqué-e-s dans les AG et les coordinations.

Une manifestation de la coordination « intercatégories »
2e en partant de la gauche : Serge Torrano ; au centre : Daniel Vitry. cc blog Hasarddelaviehasarddesrencontres.com

Polémiques sur l’intercatégoriel

La grève des ADC contamine peu à peu les autres corps de métier de la SNCF. Cahin-caha la grève s’étend, mais il faudra huit jours pour qu’elle soit globale.

Quelques secteurs où sont présent-e-s des militants et militantes de LO, dont Daniel Vitry, également membre du bureau fédéral de la CFDT-Cheminots, lancent alors l’idée d’une « Coordination nationale intercatégories ». Symptomatiquement, la presse la baptisera… « coordination Daniel Vitry ». En effet les animateurs de cette coordination sont des militantes et des militants de LO qui promeuvent leur « créature » sans souci de la réalité, faisant fi de l’absence de travail préalable, négligeant l’hétérogénéité des différents services et, au final, nuisant à un réel élargissement interprofessionnel. Nombre de délégations y sont sujettes à caution, sans aucun mandat de leur AG : la manipulation de LO y est omniprésente.

Il est d’ailleurs intéressant de noter le positionnement des organisations révolutionnaires au cours du conflit. Les déterminations idéologiques ont, dans la pratique quotidienne, volé en éclats. D’un côté ceux et celles (typiquement, l’UTCL et la LCR) qui veulent articuler appartenance syndicale et unité à la base. De l’autre ceux et celles qui se battent pour l’hégémonie de leurs chapelles respectives. LO promeut la Coordination « intercatégories » dont elle tire les ficelles, et est suivie en cela par le mensuel de l’Organisation communiste libertaire, Courant alternatif, sans doute leurré par le terme « intercatégories ». Les trotskistes lambertistes se font, à mi-parcours, les zélés défenseurs de « l’unité syndicale » et affichent leur défiance face aux coordinations. Les articles paraissant dans l’hebdomadaire de la FA, Le Monde libertaire, sont souvent dans la même veine.



Un point de départ

Malgré ses divisions, le mouvement reste puissant et a un réel impact international. Nous recevons alors des messages de soutien, mais aussi la visite de cheminots polonais de Solidarnósc, anglais, luxembourgeois, belges, espagnols, et surtout des copains italiens de la revue Encor in marcia.

Pendant ce temps, Matignon s’inquiète. Il est hors de question, après avoir cédé sur Devaquet, de subir un deuxième camouflet. Divisé sur l’attitude à adopter, le gouvernement botte en touche en désignant le 26 décembre un « médiateur ». Alors que les affrontements entre grévistes et policiers se multiplient, les formulations alambiquées du médiateur laissent au bout de quelques jours entrevoir un retrait de la grille salariale et un calendrier de négociations sur les conditions de travail.

Le 9 janvier, à une courte majorité, le dépôt de Chambéry vote la reprise du travail, entraînant les dépôts de l’Est. Le lendemain la Coordination, par souci d’éviter une reprise du travail en ordre dispersé, appelle les AG à se prononcer pour la reprise.

La grille salariale sera retirée au terme de trois semaines de lutte, mais la grève se poursuivra encore jusqu’au 14 janvier et nombre d’autres revendications seront satisfaites. Ce qui restera dans l’imaginaire cheminot, plus que l’idée de victoire, c’est la conviction d’une fierté retrouvée : nous avons, dans la durée, égalé et dépassé nos aïeux de la grande grève de 1920. Nous avons su, contre le gouvernement et la direction, malgré certaines fédérations syndicales, construire un outil de lutte géré de bas en haut. Ce modèle sera repris lors des luttes des instituteurs et institutrices en 1987, puis des infirmières et des infirmiers en 1988.

Vingt ans après, les syndicats ont (un peu) évolué, les assemblées générales sont devenues incontournables. Pour autant les syndicalistes révolutionnaires ont encore à se battre pour le maximum d’autonomie et d’initiative à la base. Ils ont encore à promouvoir la nécessité d’une organisation permanente (ça s’appelle un syndicat) gérée de bas en haut. Ils ont encore à lutter pour l’autogestion des luttes, « gymnastique » préalable à la reprise en main de l’outil de travail, prélude à l’autogestion de toute la société !

Jean-Michel Dauvel (AL Rouen)


LE TORRIDE HIVER 1986

Mi-novembre : Premiers débrayages dans les facs contre le projet Devaquet de réforme libérale de l’Université.

22 novembre 1986 : Élection d’une Coordination nationale étudiante.

23 novembre : 200.000 manifestant-e-s à Paris.

27 novembre : 600.000 manifestant-e-s dans toute la France. Appel à l’occupation des facs.

5 décembre : L’étudiant Malik Oussekine est assassiné par la police. Le lendemain Devaquet démissionne et le projet est retiré.

8 décembre : Les assemblées générales de guichetiers et guichetières de Paris-Saint-Lazare et Paris-Gare-de-Lyon, animées par la CFDT, entament une grève illégale. Le système informatique est paralysé.

12 décembre : À Paris-Nord se tient une AG d’agents de conduite (ADC), suite à la laquelle la CFDT dépose un préavis de grève contre la grille au mérite.

18 décembre : Le mouvement des guichetiers s’éteint. Le même jour, les ADC de Paris-Nord partent en grève.

20 décembre : La grève touche 83 dépôts sur 94.

23 décembre : Tous les métiers sont touchés, la grève est désormais générale à la SNCF.

26 décembre : Première tenue de la Coordination nationale ADC.

5 janvier 1987 : 90 dépôts sur 94 sont en grève.

6 janvier : Le gouvernement annonce le retrait du projet, mais 90% des ADC et 70% des sédentaires continueront la grève jusqu’au 9 janvier.

9 janvier : L’AG de Chambéry vote la reprise du travail.

10 janvier : La Coordination ADC appelle à son tour à la reprise du travail.

14 janvier : Les derniers foyers grévistes s’éteignent.


Le PDF intégral du numéro spécial de Lutter ! (janvier 1987)

[1Sac contenant documents, agrès, bouffe, affaires de toilette, sac à drap… Déposer le sac signifie faire grève.

[2Union des travailleurs communistes libertaires, née en 1976, qui se fondra dans Alternative libertaire en 1991.

[3À l’époque, l’UTCL n’existe pas encore sur Rouen. La section locale sera formée après les grèves, par des militants et militantes de cette sensibilité « unitaire ».

 
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