Depuis les montagnes du Kurdistan irakien




Plusieurs militants d’Alternative libertaire qui se sont rendus au Kurdistan irakien (Bashur) au cours de l’été 2018 nous livrent un compte rendu de leurs observations et leur point de vue sur la situation dans cette zone de guérilla.

À l’origine, nous avions prévu d’aller au Rojava (Kurdistan syrien), mais les aléas géopolitiques de cette région perturbée nous en ont empêchés. C’est donc par défaut que nous sommes restés en Irak, où nous avons été pris en charge par des militants et militantes kurdes qui nous ont conduits dans les montagnes de Qandil, bases du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan).

Nous ne sommes pas des spécialistes de la question kurde et le peu de temps passé sur place ne nous permet pas de fournir un point de vue exhaustif sur celle-ci, mais simplement de jeter les bases d’une réflexion plus globale sur le mouvement kurde d’un point de vue révolutionnaire et libertaire.

Depuis notre campement civil dans les montagnes, nous avons pu appréhender le projet politique du PKK, le confédéralisme démocratique théorisé par son dirigeant, Abdullah Öcalan depuis l’île-prison turque ou il est enfermé depuis 1999. Sans entrer dans les détails, il s’agit d’une idéologie privilégiant non plus un État-nation kurde mais une confédération de communautés démocratiques et autogestionnaires poursuivant un objectif anticapitaliste et faisant de l’écologie et du féminisme ses pierres angulaires.

Son application locale nous est cependant restée relativement obscure en raison des difficultés à se déplacer en zone de guérilla, mais aussi parce que les montagnes de Qandil ne sont parsemées que de petits hameaux où la faible densité d’habitants, l’activité économique essentiellement pastorale et le mode de vie déjà rela­tivement communaliste ne nécessitent pas des structures démocratiques telles que celles du Rojava syrien. À défaut de faire l’exposé d’un fonctionnement que nous n’avons pu observer, nous présenterons ce qui nous est apparu au fil de nos discussions avec des cadres et des militantes et militants du PKK, comme les pratiques les plus intéressantes d’un point de vue libertaire : l’approche féministe et la pratique du tekmîl.

La libération des femmes au centre de la lutte

Nous avons eu la chance de rencontrer des militantes impliquées à divers niveaux dans le mouvement des femmes kurdes. il est nécessaire de ne pas fétichiser ces femmes, s’intéresser au projet politique qu’elles défendent sans les considérer uniquement comme des « guerrières » victorieuses de Daech.

À Qandil, Irak, les hommes comme les femmes prennent en charge les tâches collectives. (C) Yann RENOULT

Dès sa création, le PKK s’oppose au sein du peuple kurde au fonctionnement féodal et tribal en vigueur, particulièrement oppressif envers les femmes. Plus tard, les analyses d’Öcalan sur les questions de la femme et de la famille conduisent à un afflux de militantes dans la guérilla.

Ces dernières nous ont pourtant signifié avoir dû lutter au sein de leur propre parti contre le sexisme ordinaire et avoir arraché certaines réalisations politiques en luttant en interne contre leurs camarades hommes.

D’un point de vue pratique, le travail d’émancipation des femmes kurdes se comprend, selon nous, à deux niveaux : la lutte contre l’oppression qu’elles subissent en tant que telles, et la participation des femmes au fonctionnement politique de leur société.

D’un point de vue institutionnel, chaque échelon d’organisation de la société est, autant que possible, féminisé : soit par l’exigence de la parité à tous les niveaux, soit par la création de structures non mixtes s’occupant spécifiquement de ce qui concerne les femmes au quotidien (comme traîner les hommes accusés de violences devant les tribunaux).

L’amélioration du quotidien des femmes est prise en compte dans les politiques mises en place. Les territoires ou s’appliquent le confédéralisme démocratique sont ainsi maillés de structures non-mixtes, les Maison des femmes.

De ce que nous avons vu dans le camp, la non-mixité n’est jamais remise en question par les hommes.

À côté de cette participation politique, le mouvement des femmes kurdes lutte contre des oppressions spécifiques. Les militantes que nous avons rencontrées nous ont longuement parlé de leur travail pour modifier les comportements et les consciences au sein de la société kurde. Plus que par des interdictions, c’est par l’éducation qu’elles recherchent cette modification des mentalités, notamment des jeunes, avec des interventions régulières dans les écoles. Mais les hommes accusés de violence (ou les volontaires), peuvent également intégrer des « centres de rééducation », dans lesquels ils peuvent apprendre à remettre en question leur comportement. Une rééducation qui, de l’aveu de nos interlocutrices, semble compliquée, les hommes ayant cette fâcheuse tendance, comme en France, à être réticents à toute remise en question.

Mais leur conviction et leur détermination semblaient à toute épreuve. Nous avons été particulièrement marqués par leur approche non-viriliste de la révolution. Elles nous affirmaient que « la meilleure arme de la guérilla, ce n’est pas la kalachnikov, mais l’amour de ses camarades », et tentaient de propager cette conception de rapports sociaux fraternels et « sororitaires ».

Enfin, la jinéologie comme « science » de la libération des femmes doit également amener cette modification des consciences par la réintégration des femmes dans toutes les sciences et analyses desquelles elles ont été bannies par les hommes. Comprendre la place des femmes dans l’histoire, dans les relations humaines, reconsidérer toute analyse d’un point de vue féminin et non masculin, doit permettre non seulement de redonner confiance aux femmes non encore intégrées au mouvement, mais également de modifier l’état d’esprit des hommes.

Qandil, Irak. La danse occupe une place importante dans la vie des guerrilleros. (C) Yann RENOULT

« l’Homme nouveau et la Femme nouvelle »

Issu de l’idéologie marxiste-léniniste, la réussite du projet révolutionnaire kurde est marquée par l’émergence de ce qu’ils appellent « l’Homme nouveau et la Femme nouvelle ». La modification des comportements personnels constitue une des bases de l’application du confédéralisme démocratique.

C’est dans cette optique que le tekmîl nous a été présenté. Principal outil de cette recherche d’amélioration personnelle, celui-ci prend la vie quotidienne locale et les conflits interpersonnels comme point de départ de critiques plus globales, et/ou de comportements oppressifs à modifier. Concrètement, les tekmîls auxquels nous avons pu assister ressemblent à des assemblées générales ayant pour sujet la résolution des conflits et des problèmes d’organisation du camp. Théoriquement, chaque niveau de la société se dote de son propre tekmîl (unité de guérilla, village, quartier…), qui se rassemble dès que nécessaire sur simple demande, même individuelle. Un tekmîl se déroule en trois parties : critique, autocritique, résolution. En partant de la critique du comportement d’une ou d’un membre du groupe, d’une situation ou d’un fonctionnement particulier, chaque individu concerné est amené à identifier les causes du problème dans son propre comportement, et ensuite à proposer des pistes pour le résoudre. Les Kurdes que nous avons rencontré.es ont insisté sur le caractère bienveillant des critiques, permettant de ne pas brusquer les personnes incriminées et de s’inscrire dans une vision apaisée des relations sociales offrant le plus de chance à une résolution constructive du conflit. Il est fréquent qu’un individu refuse sur le coup la critique qui lui est faite, auquel cas le tekmil suivant reprendra la conversation, et ainsi de suite parfois pendant des semaines, jusqu’à résolution du problème... où exclusion dans quelques rares cas insolubles.

Point important, les femmes organisent des tekmîls non mixtes, et ne doivent pas se critiquer entre elles lors des tekmîls mixtes, afin de ne pas permettre aux hommes d’utiliser ces critiques contre l’une d’entre elles ou pour les diviser.

Il a été frappant de constater que dans une vie de camp assez rude (selon nos standards occidentaux), dans un contexte de lutte militaire (donc potentiellement de stress intense), nous n’avons assisté à aucune dispute violente durant nos deux semaines de présence. La capacité des Kurdes à calmer les tensions (bien présentes par moments), à chercher un règlement pacifique et constructif aux moindres problèmes interpersonnels, provient selon nous des modifications de comportement permises par le tekmîl.

Bien que ces éléments nous aient paru très intéressants et pourraient nous inspirer pour l’organisation de nos propres luttes, nous avons aussi des interrogations à propos de ce que nous avons eu la chance de constater sur le terrain, non pas pour faire un procès d’intention mais bien pour enrichir mutuellement nos mouvements révolutionnaires.

Nous avons pu voir de nous-mêmes l’importance que revêt le « culte » des martyr.es. Engagé.es dans des conflits militaires depuis a minima des dizaines d’années, les révolutionnaires kurdes ont payé un lourd tribut en vies humaines. La plupart de ceux et celles que nous avons croisés avaient perdu un membre de leur famille ou avaient un membre de leur famille en prison. Ce culte des martyr.es nous a semblé constituer une base culturelle à part entière : les chansons que nous écoutions, les films, clips musicaux et documentaires que nous regardions, jusqu’aux discussions que nous avions, tournaient dans leur très grande majorité autour des martyr.es ou les évoquaient directement.

Par ailleurs, il nous a semblé que le PKK contrôlait ou inspirait en grande partie la production culturelle s’appuyant sur ce culte des martyr.es. Cette hégémonie culturelle interroge sur la capacité de la jeunesse kurde à disposer et choisir de façon libre son destin, autrement qu’en rentrant dans la guérilla ou la lutte politique. Néanmoins, il ne s’agit que des jeunes Kurdes que nous avons rencontré.es, nul doute qu’ils ne sont pas représentatifs de l’intégralité de cette population.

Un autre point qui a pu nous intriguer est l’essentialisation des genres. Les discussions que nous avons eues sur ce sujet se limitaient à « la Femme kurde », comme figure historique inaliénable, peut-être dans une volonté compréhensible de relier tradition et émancipation des femmes. Bien que nous ayons été fortement impressionnés par les femmes kurdes que nous avons rencontrées et par le développement de leur mouvement politique, nous ne pouvons que constater l’absence de prise en compte des problématiques queer et LGBT d’une façon générale. Rappelons que lorsque certains groupes internationaux combattant Daech en Syrie ont revendiqué ouvertement leur identité queer, les forces kurdes s’en sont immédiatement dissociées. Le PKK ne s’attache pas spécialement à ouvrir son discours sur cette question, ou du moins ne publicise pas d’éventuelles politiques spécifiques sur ce sujet.

Enfin, le PKK, à contre-pied de son programme politique axé sur la démocratie directe, nous semble reposer sur une élite politique, mixte, dont la vie est dévouée au fonctionnement du parti. Ces militantes et militants, les kadros (Cadres), constituent la colonne vertébrale du PKK.

Nous n’en savons malheureusement pas beaucoup sur leur rôle et leur influence exacte, et nous reconnaissons volontiers qu’un système purement démocratique ne peut surgir sans être aiguillé par des militantes et militants bien formé.es. Mais il existe un risque de substitution du pouvoir populaire par celui des cadres du parti, susceptible de reproduire un système avant-gardiste néfaste au développement d’une autonomie populaire.

Nous savons néanmoins, suite à nos échanges, que les kadros (qui sont aussi les militants qui portent le plus le projet du confédéralisme démocratique) sont au courant de ces risques et réfléchissent à les résoudre.

Bien évidemment, ces critiques sont faciles et restent issues d’un voyage rapide et incomplet en territoire kurde. N’oublions pas que la plupart des zones où le confédéralisme démocratique est mis en place sont en guerre, et souf­frent souvent d’une forme plus ou moins avancée de blocus. Difficile dans ces conditions de réaliser ce programme. Malgré cela, les avancées politiques du mouvement révolutionnaire kurde sont impressionnantes, et sources d’inspiration pour les révolutionnaires du monde entier. Nous estimons ainsi à titre individuel que les mouvements révolutionnaires occidentaux auraient fort à gagner à importer la pratique du tekmîl au sein de leurs structures militantes, possiblement en l’adaptant à nos spécificités culturelles.

Gardons également à l’esprit que le confédéralisme démocratique est un modèle politique adapté au contexte local : histoire marquée par des conflits ethniques, société moins individualiste qu’en Occident, économie peu industrialisée, etc. Une application stricto sensu de ces préceptes nous semble incompatible avec la situation politique occidentale où, de l’aveu même de certains cadres du PKK, le processus révolutionnaire part de beaucoup plus loin et fait face à d’au­tres problématiques que les leurs. Ce qui ne les empêche pas de considérer notre lutte sur le même plan que la leur, comme un des multiples fronts du combat anticapitaliste international en cours.

Des hevals (camarades) communistes libertaires

 
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