Dossier 1917 : avril-mai : L’irrépressible montée vers l’explosion sociale




Passée la chute du tsar, l’euphorie se dissipe vite sous la pression des questions brûlantes à résoudre – terminer la guerre, partager la terre, satisfaire les revendications ouvrières. Une alliance se dessine entre les anarchistes et la base bolchevik pour pousser à la révolution sociale.

Des calicots anarchistes dans la foule. De g. à dr.  : « Pain et Liberté » (titre russe du livre La Conquête du pain, de Kropotkine), « L’union fait la force », « Tout pour la liberté », « Mort aux ennemis de la liberté ».

Quand l’autocratie impériale réprimait aveuglément toute contestation, une sorte de fraternité d’armes liait les différentes tendances socialistes. Mais à présent que le tsar est déchu et que la construction d’une société nouvelle se pose concrètement, les divergences deviennent flagrantes. Le fossé commence à se creuser entre les modérés et les révolutionnaires.

Au soviet de Petrograd, la ma­jorité menchevik et socialiste-révolutionnaire (SR) prône la conciliation, la patience, le res­pect de la propriété bourgeoise, et fait confiance au gouvernement provisoire pour négocier la paix et convoquer une Assemblée constituante.

La Fédération anarchiste communiste (FAC), elle, refuse le statu quo, rejette le gouvernement provisoire, se moque de la Constituante et se défie du soviet. Elle prône la prolongation de la révolution politique par une révolution sociale, la paix immédiate par l’action directe des soldats, ouvriers et paysans.

Pendant les trois ou quatre premières semaines de la révolution, les anarchistes sont les seuls sur cette ligne radicale.

Or, il ont bientôt la surprise de la voir adoptée également par un personnage de premier plan : Lénine, le principal leader du Parti bolchevik, qui à Petrograd compte dix fois plus de membres que la FAC. À peine rentré d’exil, Lénine a publié ses « thèses d’avril » [1] mettant cul par dessus tête le programme social-démocrate du parti, pour lui substituer une doctrine nouvelle, en bien des points analogue à celle des anarchistes : passage sans attendre de l’étape bourgeoise à l’étape socialiste de la révolution ; république des soviets et non république parlementaire ; suppression de la police et du corps des fonctionnaires ; formation d’un « État-Commune » sur le modèle de la Commune de Paris ; remplacement de l’armée professionnelle par une armée de milices populaires. Il va jusqu’à prôner l’abandon du mot « social-démocrate » pour rebaptiser le parti « communiste » – un terme traditionnellement lié à l’anarchisme !

La base bolchevik séduite par la ligne la plus radicale

Ce chambardement politico-culturel scandalise les cadres du Parti bolchevik. L’un d’eux, Goldenberg, dénonce même une dérive de Lénine vers « l’anar­chisme pri­mitif révolu » [2]. En revanche, cette ligne radicale séduit la base du parti, ces milliers de jeunes ouvriers et soldats, adhérents de fraîche date, qui n’ont rien lu de Marx mais sont impatients d’en découdre avec la bourgeoisie. Dans les bastions rouges de Vyborg et de Cronstadt, ils ont rejoint les bolcheviks parce que leur organisation avait plusieurs longueurs d’avance sur celle des anarchistes, mais, dans la pratique, leur proximité saute aux yeux.

La stratégie des anarchistes, trop peu nombreux et structurés pour peser à eux seuls, va donc consister à entraîner la base bolchevik dans l’action insurrectionnelle, en débordant les consignes de la direction du parti. Dès avril, cette solidarité d’action est sensible à l’occasion de la première crise qui secoue le gouvernement provisoire.

En avril 1917, à Petrograd, les manifestations prennent un tour antigouvernemental
Sur les banderoles : « Cessez-le-feu immédiat sur tous les fronts » ; « Tout le pouvoir aux soviets des députés ouvriers, soldats et paysans » ; « Parti social-démocrate de Russie » (très vraisemblablement, en fait, sa fraction bolchevik). cc The Kathryn and Shelby Cullom Davis Library

Le glas de l’esprit de Février

Le 14 mars, une proclamation du Soviet de Petrograd « aux peuples du monde entier » avait appelé à la paix. Sur le front, l’armée restait désormais l’arme au pied, attendant l’ouverture de négociations. Mais la révélation d’une note gouvernementale adressée à Paris et à Londres, et affirmant que les buts de guerre de la Russie demeuraient inchangés, provoque une éruption de colère : des dizaines de milliers de personnes défilent spontanément dans Petrograd en criant des slogans hostiles à la guerre et au gouvernement provisoire.

Signe d’un divorce, on n’aperçoit plus guère de bourgeois démocrates dans la foule des ouvriers et des soldats qui marchent en armes. Et l’organisation d’une contre-manifestation patriote fait surgir, déjà, le spectre de la guerre civile.

Ce 21 avril 1917 est un premier tournant : le charme de Février est rompu.

Le calme revient cependant dès le lendemain, à l’appel du Soviet. Preuve que son autorité reste incontestée, contrairement à celle du gouvernement provisoire. Pour sauver celui-ci, un compromis est négocié : les ministres compromis dans l’affaire de la note diplomatique sont remerciés, et remplacés par des responsables mencheviks et SR issus du soviet.

Au cours de cette crise d’avril, anarchistes et bolcheviks ont défilé ensemble, les bolcheviks réclamant pour la première fois « Tout le pouvoir aux soviets » sur leurs banderoles. Un mot d’ordre vis-à-vis duquel les anarchistes ne savent trop sur quel pied danser : d’un côté, il implique une décentralisation du pouvoir analogue à leurs « communes révolutionnaires » ; d’un autre côté, à quoi cela rime-t-il d’exalter des soviets dominés par les réformistes ? [3] La FAC va en fait mettre du temps à comprendre que la représentativité populaire du soviet rend cette institution incontournable pour espérer gagner une audience de masse.

Pour le reste, la crise d’avril conforte les anarchistes dans leur conviction d’un divorce imminent entre le peuple et le gouvernement provisoire, et gauchise le Parti bolchevik, dont une conférence fin avril donne raison aux thèses de Lénine.

Bras de fer entre patronat et comités d’usines

Toujours obsédée par son idée de stabiliser la Russie et de normaliser la situation, la coalition gouvernementale bourgeoise-socialiste, soutenue par le soviet de Petrograd, s’enlise de plus en plus en renvoyant toute question sérieuse – la paix, la terre, le contrôle ouvrier… – à la future Assemblée constituante dont ­l’élection est, elle-même, sans cesse différée.

Pendant ce temps, la lutte des classes monte irrésistiblement.

Dans la foulée de Février, le patronat a vu apparaître avec horreur, dans ses entreprises, des « comités d’usines » élus, qui se réunissent pendant les heures de travail et multiplient les revendications.

Grigori Maximov (1893-1950)
Ce jeune diplômé d’agronomie a pris part à la révolution de Février. Benjamin de l’Union de propagande anarcho-syndicaliste, bientôt pivot de Golos Trouda, il est élu au Comité central des comités d’usines de Petrograd en mai 1917.

Ils sont souvent appuyés par des groupes d’ouvriers armés qui prétendent « défendre l’usine » contre d’éventuelles milices patronales. Ces groupes armés bientôt intitulés Garde rouge vont progressivement se structurer. Bolcheviks et anarchistes y jouent les premiers rôles – une « Garde noire » est même créée chez Rousski Renault avant de fusion­ner dans la Garde rouge [4].

Après avoir lâché un peu de lest, le patronat contre-attaque. Pour briser la volonté revendicative, il prend prétexte du marasme économique pour licencier à tour de bras, voire fermer carrément les usines. La famine saura ramener les ouvriers à la raison pense-t-il [5]. Les comités d’usine ripostent. Outre les grèves et séquestrations de cadres, ils instaurent souvent un « contrôle ouvrier ». Cela consiste à ouvrir les carnets de commande et les livres de comptes, à vérifier les affirmations du patron, à surveiller les stocks et les machines pour qu’ils ne soient pas déménagés à la sauvette en province… Dans plusieurs entreprises de taille moyenne – dont, sous l’impulsion de Justin Jouk, la Poudrerie de Schlüsselbourg –, le contrôle ouvrier ira jusqu’à la reprise sauvage en autogestion.

La contre-révolution commence à aboyer

En juin, le pays continue à glisser vers la révolution sociale. En plus des conflits dans les usines que ni le soviet ni le gouvernement ne parviennent à endiguer, les campagnes entrent dans la danse. Les paysans n’ont pas la patience d’attendre qu’une Constituante planche sur la réforme agraire : ils s’emparent des terres des hobereaux et se les partagent. Et, comme en 1905, les manoirs commencent à flamber  ; certains propriétaires terriens sont tués, les autres fuient.

Excédées, les classes possédantes cherchent à réagir. Une véritable campagne contre-révolutionnaire est lancée, orchestrée par l’Église, l’état-major, les atamans cosaques et les journaux conservateurs. On réclame au gouvernement une « reprise en mains ». On glose sur le complot des extrémistes bolcheviks, anarchistes et maximalistes manipulés par « les Juifs » [6]. On exige que soient expédiés sur le front les régiments rouges « planqués » à Petrograd. Dans les dîners en ville, on aspire ouvertement à ce que l’armée allemande vienne rétablir l’ordre [7].

Au gouvernement provisoire, on se convainc qu’il faut ressouder le pays autour d’un projet fédérateur, et ce sera... une grande offensive d’été sur le front autrichien ! Kerenski, avocat socialiste et ministre ambitieux, qui apparaît de plus en plus comme la tête pensante du gouvernement, va se dépenser sans compter dans cette entreprise périlleuse.

Guillaume Davranche (AL Montreuil)


Au sommaire du dossier :


[1Dans la Pravda du 7 avril 1917.

[2Nicolas Soukhanov, La Révolution russe 1917, CNLH, 1966

[3Voline, La Révolution inconnue, tome 2, Entremonde, 2010, p. 47.

[4Rex A. Wade, Red Guards and Workers’ Militias in the Russian Revolution, Stanford University, 1984, page 183.

[5Marc Ferro, La Révolution de 1917, Albin Michel, 1997, p. 399.

[6Marc Ferro, La Révolution de 1917, Albin Michel, 1997, p. 445.

[7Orlando Figes, La Révolution russe, tome 1, Gallimard, 2009, p. 749.

 
☰ Accès rapide
Retour en haut