Emili Cortavitarte (Embat) : « Lier autodétermination et autogestion »




« Dans le cadre d’une Catalogne libre, nous lutterions pour sa souveraineté alimentaire, énergétique, politique et écologique, de sorte que le peuple se saisisse du pouvoir et constitue une société sans classes et sans domination. »

Une délégation de militant.es AL était présente, cet été, dans la ville de Manresa, aux journées d’études de l’organisation communiste libertaire catalane, Embat  [1]. Rencontre avec Emili Cortavitarte, un de ses animateurs.

Alternative libertaire  : peux-tu te présenter Emili  ?

Emili   : J’ai 65 ans et je vis à Montmeló, près de Barcelone. Cela fait 45 ans que je milite dans le milieu anarcho-syndicaliste. Dans un premier temps à la CNT, puis après la scission de 1979, qui déchira cette organisation, au sein de la CGT. Dans cette dernière, j’ai occupé différents mandats  : secrétaire général de la CGT catalane, de la CGT Enseignement de Barcelone, secrétaire à l’action sociale et syndicale de la fédération de l’Enseignement. Aujourd’hui, je suis responsable de la Fondation Salvador Segui  [2]. Je suis, aussi, mandaté à la formation au sein d’Embat.

Quelles sont les circonstances et les raisons qui ont mené à la création d’Embat ?

Embat est né il y a 5 ans à l’initiative d’un petit groupe de militantes et militants libertaires issus des rangs de l’anarcho-syndicalisme, et plus généralement du mouvement social. Il nous est apparu important de créer une organisation anarchiste spécifique, qui ne s’enfermerait pas dans les dérives existant dans beaucoup de petits groupes libertaires catalans et espagnols  : un entre-soi affinitaire, au final, localiste et sectaire.

Le cadre général qui nous a conduit à la création d’Embat est un contexte de remontée des luttes syndicales et sociales dans toute la péninsule ibérique avec en toile de fond les effets d’une crise économique aiguë. Parmi les nouvelles expressions de cette combativité, l’émergence d’expériences insurrectionalistes liées au mouvement autonome et à la tradition black bloc. C’est aussi à partir de cette expérience et de l’impasse de ces pratiques, que nous jugeons avant-gardistes, que nous avons proposé un autre projet  : la construction d’une organisation libertaire de lutte de classe, formée avant tout d’acteurs et actrices du mouvement social et syndical.

La proposition de créer une organisation spécifique, alors que le mouvement libertaire ibérique est dominé historiquement par sa branche anarcho-syndicaliste, n’est pas une nouveauté. Dans les années 80 et 90, à plusieurs reprises, une telle option organisationnelle avait été évoquée. Faute de temps et de disponibilité, étant pris par la lourdeur de notre activité syndicale et notre investissement dans la difficile construction d’un anarcho-syndicalisme de masse  [3], nous n’avions pas pu mener ce projet à bien.

L’élément qui fait que l’idée d’une organisation spécifique libertaire est de nouveau d’actualité, c’est aussi l’avènement, depuis une dizaine d’années, d’une nouvelle génération de militantes et militants. Celle-ci, sans délaisser le travail dans le monde syndical, est très impliquée sur d’autres fronts de lutte  : antifascisme, antipatriarcat, droit au logement. Dès lors, une organisation spécifique en complément de sa version anarcho-syndicaliste devenait une nécessité.

Existe-il au niveau de l’État espagnol d’autres organisations du type de Embat ?

Embat est exclusivement implanté en Catalogne. D’où la nécessité d’entretenir des liens avec des organisations de la péninsule ibérique. Nous entretenons des liens serrés, avant tout, avec Apoyo Mutuo (AM)  [4] qui est présente à Madrid, en Aragon, en Andalousie, en Galice. Nos relations avec AM sont basées sur la solidarité et la coordination.

Dans quelles fronts de luttes Embat est-il impliqué en ce moment ?

Nous intervenons sur des questions comme l’antisexisme, le droit à un logement digne, la défense d’un service public d’éducation de qualité, féministe et critique.

Ces prochains mois, nous serons surtout pris par la thématique du logement avec le congrès contre les expulsions. Nous sommes partie prenante de l’organisation de ce congrès qui regroupe des dizaines de milliers de personnes et différentes associations, entre autre le syndicat des locataires. Cette question des expulsions est fondamentale  : dans la Catalogne et l’Espagne en crise, nombre de familles, propriétaires ou non de leurs logements, ont été jetées à la rue ou sont menacées de l’être, faute de pouvoir payer leurs loyers ou leurs crédits immobiliers.

Embat a été très impliqué en faveur du droit du peuple catalan à décider de son sort. Comment vois-tu les perspectives qui s’ouvrent pour une Catalogne indépendante du pouvoir central de Madrid  ?

En tant que communistes libertaires, cela peut paraître étrange que l’on s’implique dans un mouvement visant à la création d’un État indépendant. Et pourtant, Embat s’est totalement investi dans ce qui fut, et demeure, un vaste mouvement de masse. Notre investissement se fonde sur le fait qu’une partie significative du peuple de Catalogne entend exercer son droit à l’autodétermination. Ce droit s’inscrit dans notre base théorique libertaire. Et nous nous devons d’être en accord avec ce droit inaliénable de tout peuple. Nous le mettons en pratique quand il s’agit de peuples éloignés du continent européen, nous soutenons ainsi la lutte des peuples au Kurdistan, au Chiapas ou des Mapuche au Chili. Nous nous devons, tout autant, le mettre en pratique quand cette question se pose à nos portes  : au Pays basque, en Corse ou en Catalogne.

Bien sûr, pour nous, l’autodétermination doit être liée à l’autogestion. Ce n’est pas la simple séparation vis-à-vis de l’État espagnol, d’autant qu’une Catalogne indépendante se doterait probablement des mêmes structures et mènerait une politique néolibérale. De notre côté, dans le cadre d’une Catalogne libre, nous lutterions pour sa souveraineté alimentaire, énergétique, politique et écologique, de sorte que le peuple se saisisse du pouvoir et constitue une société sans classes et sans domination.

On sait, aussi, que toutes les révoltes sociales sont faites de forces contradictoires qui orientent le combat dans un sens ou dans l’autre. Nous considérons, néanmoins, qu’il est indispensable d’être présent.es et de pousser vers un pouvoir populaire authentique, en rupture avec le capitalisme. Pour résumer, il est essentiel pour nous de doter la population de réflexes autogestionnaires en termes de prise de décisions et de projet de société, afin de contrer toute dérive bureaucratique où finalement, ne décideraient du chemin à prendre que des professionnels de la politique.

Pour l’heure, nous sommes néanmoins assez pessimistes. Autant, au cours de l’automne 2017, et notamment lors de la grève générale du 3 octobre qui a bloqué l’économie de la Catalogne, le mouvement était porté par les masses organisées au sein des comités de défense du référendum (CDR) et des assemblées de quartiers. Autant, aujourd’hui, la politique institutionnelle a pris le pas sur la participation effective des classes populaires dans l’émergence d’un projet alternatif qui viendrait du «  peuple d’en bas  ».

Quelle est l’activité de Embat au plan international ?

Nous commençons un vrai travail au niveau international, avec des camarades qui participent à des projets militants en lien avec le confédéralisme démocratique au Kurdistan ou la révolution zapatiste au Chiapas. Nous avons d’ores et déjà acté, au cours de notre assemblée générale annuelle début septembre, la création d’un secrétariat aux relations internationales, avec comme objectif, entre autres, d’intégrer le réseau Anarkismo  [5], auquel participent, entre autre, Alternative libertaire, et dont nous nous sentons très proches tant au niveau organisationnel que théorique.

Propos recueillis par Jérémie Berthuin (AL Gard)

[1Embat signifie « la brise » en catalan. Plus d’infos sur leur site Procesembat.wordpress.com.

[2Institut d’histoire du mouvement ouvrier et libertaire, lié à la CGT. Salvador Segui était une des figures de proue de la CNT espagnole dans les années 1930.

[3L’anarcho-syndicalisme espagnol, après la mort de Franco en 1975, a connu des heures compliquées. Passé l’enthousiasme de sa reconstitution en 1977 et l’arrivée de plusieurs dizaines de milliers d’adhérent.es, la CNT sombre rapidement dans des dissensions très violentes. Celles-ci aboutissent à une série de scissions et la séparation, entre autre, de la CNT et de ce qui allait devenir la CGT.

[4«  Construire une opposition au parlementarisme  » sur Alternativelibertaire.org.

[5Anarkismo.net

 
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