1894 : La grève Pullman sonne le glas du paternalisme patronal




Le 11 mai 1894, près de 4 000 travailleurs de l’usine Pullman de Chicago cessent le travail. C’est le début d’une lutte de trois mois durant laquelle la solidarité des travailleurs et travailleuses du rail à travers tous les États-Unis répond à la collusion des patrons du rail. C’est aussi le baptême du feu pour un syndicalisme nouveau, qui rompt avec le corporatisme, et se retrouve confronté à la justice et à l’armée fédérale.

La presse américaine regorge d’illustration, comme cette caricature où le président Cleveland, armé de l’a hache de « l’autorité fédérale », s’attaque à la grève Pullman, qui engendre « l’anarchie », « le meurtre » ou encore « la stagnation du commerce »...
La presse américaine regorge d’illustration, comme cette caricature où le président Cleveland, armé de l’a hache de « l’autorité fédérale », s’attaque à la grève Pullman, qui engendre « l’anarchie », « le meurtre » ou encore « la stagnation du commerce »...

La société Pullman, qui produit des wagons de chemin de fer, illustre à plus d’un titre l’évolution du capitalisme américain depuis la fin de la guerre de Sécession. Pullman est une entreprise paternaliste dont le patron, George Pullman, a construit une ville à son nom pour loger ses ouvriers non loin de leur lieu de travail, dans la banlieue de Chicago.

Suite à une première courte grève en 1886, la société entame une restructuration en profondeur. Elle adopte les nouveaux principes emblématiques de la période : création d’un marché du travail interne et « gestion scientifique » de la main-d’œuvre. La proportion des ouvriers spécialisés est réduite en faveur des ouvriers qualifiés, moins susceptibles de se syndiquer. Les métiers sont divisés en spécialités pour diminuer l’influence des corporations. Les gang bosses [1] qui géraient des groupes d’ouvriers et leur embauche sont remplacés par des contremaîtres ; les ouvriers sont employés à titre individuel et ne bénéficient plus de la protection paternaliste du gang. Le salaire journalier, d’un montant fixe, est remplacé par le système du piece rate : les ouvriers reçoivent un pourcentage sur la valeur des pièces qu’ils produisent dans la journée.

Le modèle paternaliste face à la concurrence

Cette restructuration vise à faire face à la concurrence à couteaux tirés qui règne entre les grands groupes capitalistes du secteur des chemins de fer. Dans la décennie 1880, les trois quarts de la production nationale d’acier sont affectés aux chemins de fer, et le réseau ferroviaire est multiplié par deux entre 1877 et 1893. Pour maintenir leurs parts de marché, les entreprises réduisent drastiquement leurs prix et les salaires de leurs ouvriers. Elles commencent à s’endetter et à produire à perte, pour certaines jusqu’à la faillite, c’est le début de la grande dépression qui durera de 1893 à 1898.

George Pullman commence par réduire sa main d’œuvre de 75 %, mais cette stratégie menace à la fois la production de ses usines et le paternalisme de son projet. Donc, en 1894, changement de stratégie : il commence à produire à perte, mais n’en informe pas ses employés qui ne lui font dès lors plus confiance. Grâce à cette surproduction, il réembauche 68 % de sa main-d’œuvre, mais au prix d’une baisse des salaires de 28 %. Du côté des ouvriers, la situation est intolérable : le système du piece rate cause une grande variabilité dans les salaires mensuels des ouvriers, les pourcentages reçus sont constamment revus à la baisse et renégociés pour chaque nouvelle mission. L’autorité des contremaîtres, avec son lot de favoritisme, d’arbitraire et d’abus de pouvoir, est aussi fortement critiquée. Ne voulant pas renoncer à son retour sur investissement, Pullman refuse de baisser ses loyers.

Le boycott, une nouvelle stratégie de lutte

Le 7 mai 1894, des représentants des travailleurs sont reçus par la direction. Ils réclament une hausse des salaires ou une baisse des loyers, ainsi que la fin du harcèlement exercé par les contremaîtres. George Pullman refuse de négocier. Trois jours plus tard, trois membres du comité sont licenciés sous de faux prétextes et, dans la soirée, la grève est votée par 4 000 ouvriers. Les représentants des travailleurs étaient adhérents de l’American Railway Union (syndicat des chemins de fer américains), fondé un an plus tôt par Eugene Debs, un syndicaliste de la « Fraternité des chauffeurs ». L’ARU est avant tout une réponse à la politique patronale telle qu’elle s’exprime notamment dans la General Managers Association. Fondée en 1886, la GMA définit les métiers et fixe les salaires. Bras armé du patronat, elle emploie des briseurs de grève et répartit les pertes financières dues aux grèves entre les entreprises membres.

Pour contrer la GMA, Debs tente pendant plusieurs années de fédérer les confréries de métiers qui dominent alors le paysage syndical. Face aux échecs répétés, il prend conscience de la nécessité de dépasser l’approche corporatiste et crée un syndicat unique qui rassemble tous les travailleurs du rail quel que soit leur niveau de spécialisation ou leur métier. L’ARU devient très rapidement l’organisation syndicale dominante dans les chemins de fer : un an après sa création, le syndicat rassemble 150 000 membres dont un tiers d’employés de Pullman.

Lors du premier congrès de l’ARU en juin 1894, les grévistes de Pullman demandent le soutien des autres travailleurs du syndicat sous la forme d’un boycott. Proposition est faite que tous les ouvriers, qu’ils soient employés ou non de Pullman, refusent de travailler sur les trains qui comportent des wagons Pullman, c’est-à-dire presque tous les trains. Face à l’intransigeance du patron et de la GMA, le congrès vote le boycott qui démarre le 26 juin. En quelques jours, les grévistes de l’ARU et leurs soutiens paralysent le trafic dans vingt-sept États. Le mouvement s’étend de Chicago, qui est à l’époque le nœud ferroviaire le plus important des États-Unis, à travers tout l’ouest du pays jusqu’à la côte. La mobilisation de 250 000 personnes font de ce boycott la plus grande grève industrielle de l’histoire américaine. La solidarité des travailleurs et travailleuses, au-delà des différents métiers, des différentes entreprises et différentes zones géographiques, reste inégalée. Le mouvement bénéficie d’un soutien assez large de la population et des autorités locales, principalement à Chicago. Le maire missionne la police municipale pour lever des fonds pour les grévistes, tandis que le gouverneur de l’Illinois refuse de faire intervenir la garde nationale.

Juges et patrons imposent leur loi

Mais Pullman et la GMA n’entendent pas en rester là. Face à une situation qui leur échappe, ils font jouer leurs soutiens au sein de l’État fédéral à Washington, notamment le procureur général Olney, lui-même issu du monde du rail. Ils entament une vague de désinformation avec l’aide des médias dominants, exploitant les quelques incidents qui émaillent la grève. Alors que seuls quelques épisodes violents sont constatés, Olney déclare que le pays est « au bord de l’anarchie ». Suite à des destructions de matériel le 29 juin, il sollicite la cour fédérale de Chicago pour rétablir l’ordre dans la ville, et le 2 juillet une injonction est prononcée pour l’arrêt du boycott par la force. Ironie suprême, c’est une loi de 1890 qui visait au départ à limiter le pouvoir des grands trusts capitalistes qui va être utilisée pour justifier cette décision ! [2]

Malgré l’opposition du gouverneur, dix mille soldats fédéraux sont déployés à Chicago le 4 juillet. Immédiatement, le conflit s’envenime et la violence est décuplée. Les troupes fédérales protègent des briseurs de grève qui reprennent le travail sur les wagons Pullman malgré le boycott. Le gouverneur fait intervenir la garde nationale de l’Illinois pour s’interposer entre les grévistes et les troupes fédérales. En quelques heures, au moins treize grévistes sont tués et cinquante-trois blessés, les dommages matériels s’élèvent à 80 millions de dollars.

Dès le 5 juillet, Debs propose la reprise des négociations à Pullman, qui refuse. Les grévistes envisagent d’appeler à une grève générale à l’échelle de la ville. Le lendemain, Debs en appelle à la solidarité intersyndicale et se tourne vers l’American Federation of Labor (la plus grande fédération syndicale du pays) avant d’être arrêté avec d’autres leaders du mouvement. Lors d’une réunion le 12 juillet à Chicago en présence de Samuel Gompers, premier leader de l’AFL, la grève de solidarité est rejetée. Environ 25 000 travailleurs de la ville se mettent tout de même en grève, mais le mouvement est condamné à l’échec.

Gros bâton et petite carotte

Le retour au travail s’effectue lentement sous la menace des soldats et la pression des médias qui ont réussi à « retourner » l’opinion publique. La grève est pratiquement terminée dès la mi-juillet, et le 5 août l’ARU met officiellement fin au boycott. En septembre, les 2 000 derniers grévistes de Pullman reprennent le travail sans conditions, ils sont réembauchés après avoir renoncé à toute appartenance syndicale, à l’exception des meneurs.
Debs est inculpé pour n’avoir pas respecté l’injonction fédérale d’arrêt du boycott.

Défendu par Clarence Darrow, avocat spécialiste des libertés publiques, il est malgré tout condamné à six mois de prison par la Cour suprême. C’est dans sa cellule qu’il entame la lecture du Capital de Marx et qu’il se tourne vers le socialisme, convaincu que son approche syndicale doit s’appuyer sur une idéologie politique cohérente qui permette d’analyser et de comprendre le système pour mieux le combattre. Il se présentera comme candidat du Parti socialiste américain à cinq élections consécutives et il contribuera à fonder le syndicat Industrial Workers of the World. Il sera à nouveau arrêté et emprisonné en 1918 pour sédition après un discours où il fustige l’engagement américain dans la Première Guerre mondiale.

Six jours à peine après la fin de la grève Pullman, le président des États-Unis, Grover Cleveland, décide d’instaurer définitivement la Fête du travail (le Labor Day, célébré le premier lundi de septembre) comme jour férié fédéral. Il obtient le soutien public de Samuel Gompers, le leader de l’AFL qui avait refusé de soutenir les grévistes de Pullman… Cleveland cherche ainsi à apaiser les tensions sociales créées par la répression massive lors du boycott Pullman et à redorer l’image de l’État fédéral auprès du mouvement social.

Mais en choisissant le premier lundi de septembre, les autorités veulent surtout couper l’herbe sous le pied de la dynamique naissante autour du 1er Mai, date retenue par les mouvements syndicaux, anarchistes et communistes, pour commémorer le massacre de Haymarket à Chicago en 1886 et l’exécution de quatre militants anarchistes qui s’ensuivit.

David (AL Alsace)


LE BOYCOTT, OU LA SOLIDARITÉ OUVRIÈRE CONTRE LE PATRONAT

La grève des ouvriers de Pullman est un épisode central de l’histoire sociale américaine pour diverses raisons. Son ampleur tout d’abord : avec un quart de million de grévistes sur une très vaste étendue de territoire, il s’agit de la plus grande grève industrielle de l’histoire du pays à ce jour. Elle constitue également un sommet dans la violence de l’Etat fédéral envers le mouvement ouvrier.

La méthode et la stratégie employées ensuite : le boycott devient un moyen d’action incontournable des syndicats pour faire face aux changements imposés par les patrons sur le marché du travail
au tournant du XXe siècle. L’ARU se distingue aussi par sa stratégie interprofessionnelle et intercatégorielle.

Une de ses limites patentes est pourtant son refus de syndiquer les 2 000 travailleurs noirs employés par Pullman, dont certains acceptent alors
de se faire payer par les patrons pour briser la grève. Le racisme au sein même du syndicat est l’une des raisons de l’échec du boycott Pullman.
Une autre raison tient à l’importance grandissante de la presse. Si au début du mouvement, la presse, notamment locale, est plutôt favorable au mouvement, une campagne de désinformation est rapidement lancée à l’instigation de Pullman et relayée par les grands journaux nationaux.

Le New York Times écrit de Debs qu’il est « un criminel et un ennemi de la race humaine », chaque incident violent est exploité pour décrédibiliser le mouvement. Les grévistes, dont beaucoup sont des immigrés récemment arrivés, sont décrits comme des étrangers qui contestent le pouvoir fédéral et le patriotisme des soldats. Dans ce conflit comme dans d’autres,
la grande presse bourgeoise a joué un rôle clé pour faire pencher l’opinion publique contre les grévistes. Enfin la grève Pullman signe la fin du paternalisme qui caractérise le capitalisme de la deuxième moitié du XIXe siècle. Ce modèle s’incarne dans la figure de Pullman, à la fois entrepreneur, bâtisseur et figure tutélaire qui régit la moindre parcelle de la vie de ses ouvriers.

L’administration Cleveland nomme une commission d’enquête sur les causes de la grève Pullman. Celle-ci pointe le paternalisme de George Pullman
et notamment l’administration de la ville qui porte son nom et où il dirige tout en maître absolu. En 1898, la cour suprême de l’Illinois force la société Pullman à se retirer de la gestion de la ville, et le territoire devient un district de Chicago. Avec la fin de l’esclavage comme modèle économique, le capitalisme américain se transforme en profondeur, de même que
les organisations syndicales qui le combattent.


L’ÉTÉ 1894

11 mai : les grévistes stoppent la production après l’arrestation, la veille, de trois syndicalistes ayant négocié avec George Pullman.

15 juin : en plein congrès de l’ARU, Pullman met fin à toute communication avec le syndicat et refuse sa proposition de mandater cinq négociateurs pour résoudre le conflit.

21 juin : les délégués de l’ARU votent
le boycott pour le 26 si la société n’accepte
pas une négociation.

22 juin : Pullman refuse de négocier et entérine un accord avec la GMA pour s’opposer au boycott.

26 juin : le boycott démarre et s’étend rapidement. En trois jours, plus de 50.000 ouvriers se mettent en grève.

3 juillet : les troupes fédérales se déploient
à Chicago, suite à l’injonction fédérale obtenue
la veille contre le boycott.

Du 4 au 7 juillet : les grévistes et les troupes fédérales s’affrontent.

7 juillet : Debs est arrêté avec six autres leaders de l’ARU.

12 juillet : l’AFL refuse de se lancer dans
une grève de soutien.

2 août : les usines Pullman rouvrent, la grève est finie et le boycott abandonné. L’ARU est démantelée.

[1Les ouvriers de l’industrie, souvent employés à la journée, se regroupent dans un gang mené par un boss qui régit la vie du groupe.

[2La cour fait référence au Sherman Anti-Trust Act de 1890 qui donne au gouvernement fédéral le pouvoir de s’opposer à tout obstacle au libre commerce entre les Etats, notamment la formation de trusts qui fixent les prix pour déjouer la concurrence. Lors de la grève Pullman, c’est le boycott qui est considéré comme un obstacle au commerce inter-états.

 
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