Lire : René Berthier, « Affinités non électives »




Loin des propos convenus, René Berthier s’invite dans le débat anarchisme vs marxisme et cherche à discerner les vraies convergences des entreprises de braconnage. L’ensemble pique la curiosité et fait souvent mouche.

Le livre est sorti il y a déjà un an, le temps a filé, et nous en parlons avec retard. Pourtant Affinités non électives contient toutes sortes d’idées pertinentes sur ­l’anarchisme, le marxisme, le conseillisme, la révolution ou l’autogestion. À l’origine, René Berthier, ancien militant de la CGT-Correcteurs et adhérent à la FA, avait songé à une réponse à Olivier Besancenot et Michaël Löwy, qui avaient cosigné Affinités révolutionnaires. Nos étoiles rouges et noires (critiqué dans Alternative libertaire d’octobre 2014).

Finalement, ne sachant par quel bout prendre ce livre qu’il jugeait trop superficiel pour nourrir une controverse solide, il a préféré s’en servir comme d’un tremplin pour pourfendre les lieux communs du débat marxisme vs anarchisme. Le résultat est érudit, un peu dispersé et sarcastique parfois dans le ton, mais dénué de langue de bois et de charabia pédant.

Talismans brandis à tout bout de champ

Passage obligé de toute étude sur la question, il commence par la genèse : le duel Marx-Bakounine au sein de la Première Internationale. Ses véritables enjeux peuvent nous échapper, à cent quarante ans de distance. Pour les saisir, il faut avoir à l’esprit que le « marxisme révolutionnaire » est une invention bien postérieure à la mort de Karl Marx. Des années 1870 au tournant de 1917, le marxisme était syno­nyme de légalisme parlementaire, son modèle universel était la social-démocratie allemande et la « conquête des pouvoirs publics » par la voie électorale son horizon stratégique indépassable. C’est la raison pour laquelle les révolutionnaires s’en sont longtemps détournés, qu’ils soient anarchistes, syndicalistes ou socialistes de gauche.

Iconoclaste, René Berthier sourit des formules hiératiques – « matérialisme dialectique », « matérialisme historique » ou « dictature du prolétariat » –, expliquant que, du vivant de Marx et d’Engels, ces concepts étaient plus que vaporeux. Ce sont leurs successeurs qui en ont fait de terribles talismans, brandis à tout bout de champ pour s’auréoler d’une pseudo-science. Dans la réalité, Bakounine s’est d’ailleurs souvent montré meilleur dialecticien que son rival, aussi bien dans l’analyse économique et sociale que dans la pratique (p. 192).

Génie tactique de Lénine

L’épisode de la guerre franco-allemande de 1870 (p. 58) en dit long sur la divergence pratique entre Bakounine et le duo Marx-Engels. Tous trois souhaitaient la défaite des armées de Napoléon III face à celles de Guillaume Ier… mais pas pour les mêmes raisons ! Pour Marx-Engels, c’est parce que la victoire de l’Allemagne unifiée « déplacerait le centre de gravité du mouvement ouvrier ouest-européen » et assurerait « la suprématie de notre théorie sur celle de Proudhon ». Pour Bakounine, c’est parce que la chute de Bonaparte devait permettre un soulèvement populaire et déchaîner la révolution en France, révolution qui pourrait, par contagion, renverser l’impérialisme prussien. Transformer la guerre impérialiste en guerre sociale, en quelque sorte. Bakounine se rendit donc à Lyon pour participer à l’ébullition politique et fomenter – en vain – une insurrection.

A contrario, Marx et Engels espéraient qu’aucune insurrection ouvrière ne gênerait la république bourgeoise naissante. Le surgissement de la Commune de Paris, de mars à mai 1871, les prit au dépourvu. Faisant volte-face sous la pression des événements, Marx signa un petit livre procommunard, La Guerre civile en ­France, où il s’obligea à tenir un discours quasi antiétatique, à rebours de tout ce qu’il avait préconisé avant, et de tout ce qu’il écrirait par la suite. Bakounine et ses amis furent aussi édifiés qu’amusés de cette grosse ficelle (p. 64).

Plusieurs épisodes historiques sont ainsi disséqués dans l’ouvrage, qui puise abondamment dans un précédent opus de Berthier, Octobre 1917 : le thermidor de la Révolution russe. Plus que toute autre, la Révolution russe a été marquée par la dualité entre pouvoir populaire (soviets et comités d’usine) et pouvoir ­d’État (le gouvernement provisoire).

Berthier souligne le génie tactique de Lénine qui, percevant cette dualité bien plus vite que les autres dirigeants bolcheviks, comprend qu’il faut adopter les mots d’ordre anarchistes pour le renversement du gouvernement provisoire et le pouvoir populaire, sous peine d’être doublé sur la gauche. Mais, quand il promet « tout le pouvoir aux soviets », le « contrôle ouvrier » ou « la terre aux paysans », il ne s’agit que de démagogie. Après avoir utilisé le pouvoir populaire pour s’emparer du pouvoir d’État, le nouveau gouvernement détruira méthodiquement toute trace d’auto-organisation ouvrière ou paysanne. Berthier montre les étapes de cette contre-révolution, qui débute dès le printemps 1918 (p. 94).

Un pont vers le socialisme futur

Parmi les autres passages instructifs, il faut signaler les coups de griffe critiques que Berthier distribue çà et là. À Rosa Luxemburg (p. 140), qui dénonçait la « théorie anarchiste de la grève générale », mais en défendait une version comestible par la social-démocratie, la « grève en masse ». Aux conseillistes, qu’il démythifie (p. 150). Au « marxisme libertaire » de Daniel Guérin, dont il attribue la fortune uniquement à l’ignorance des méthodes d’analyse produites par Proudhon ou Bakounine (p. 196). S’appuyant sur eux, Berthier s’attaque d’ailleurs (p. 206-236) à certaines facilités de pensée « horizontaliste » dans les milieux anarchistes, et développe une réflexion bien charpentée sur la conception fédéraliste du communisme libertaire : décentralisation politique, planification économique, subsidiarité, nécessaire dose de représentation au sein d’une démocratie directe, etc.

Un des morceaux de bravoure intervient vers la fin (p. 239), lorsque l’auteur compare le « programme de transition » de Trotsky, élaboré en 1938, au programme de « revendications transitoires » de la CGT-SR en 1930. Il souligne les points communs à ces deux textes publiés dans des contextes analogues : alors que la perspective révolutionnaire s’éloignait, il fallait structurer le mouvement ouvrier autour de revendications qui ne soient pas seulement « quantitatives », mais aussi « qualitatives », c’est-à-dire ouvrant des brèches dans la propriété et dans le pouvoir capitaliste, entretenant l’idée de leur illégitimité fondamentale, et jetant un pont vers le socialisme futur. Au sein d’AL – où l’on parle plutôt de « revendications transitives » avec, par exemple, le droit de veto sur les licenciements – on trouve cette même préoccupation qu’il y ait un degré intermédiaire entre la revendication quantitative de base et l’appel pur et simple à la révolution.

Cette idée et bien d’autres, on la retrouvera dans ce livre d’histoire irrévérencieux et riche d’arguments d’une parfaite actualité.

Guillaume Davranche (AL Montreuil)

  • René Berthier, Affinités non électives. Pour un dialogue sans langue de bois entre marxistes et anarchistes, Éditions libertaires/Le Monde libertaire, 2015, 276 pages, 13 euros.
 
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