État espagnol : Résistance populaire à La Cañada Real




Médiatisé et stigmatisé comme « le quartier des 12 000 doses d’héroïne quotidiennes » de la région de Madrid, La Cañada Real est aussi un quartier ouvrier riche de quelque 8 000 personnes qui y vivent et y résistent. Entre trafic de drogue, violence des cartels, des junkies et de la police, mais aussi le spectre de douteux jeux de spéculation immobilière, sa population prend son destin en main et s’organise.

Le 16 décembre 2016, sous une pluie battante, un millier d’habitantes et habitants du barrio obrero [1] de La Cañada Real, situé en périphérie de Madrid, manifestait sa colère devant les portes du conseil départemental de la capitale ibérique. À leurs côtés, des membres d’associations de quartiers voisins, comme celui de Vallecas, ou encore des militantes et militants de la Marche de la dignité. Cette manifestation faisait suite à une première action, le 16 novembre, où des centaines de personnes avaient bloqué l’entrée de leur quartier, à l’aide de barricades et des pneus enflammés.

Un double enjeu justifie la mobilisation des associations de La Cañada Real. Tout d’abord, le sentiment d’être tenu à l’écart de toutes les décisions concernant leur avenir en tant que quartier, et ce en dépit des promesses des élu.es « progressistes » de Podemos ou de IU [2]. La rumeur, aussi et surtout, de la destruction prochaine de 80 à 90 % des logements, avec comme perspective la mise sur pied d’un macro-projet immobilier avec des complexes hôteliers de luxe, un terrain de golf et des centres commerciaux divers. Une logique de destruction qui a, d’ailleurs, commencé puisque, selon un des animateurs de ­l’Association de quartier, Juan José Escribano, pas moins de 150 familles auraient vu leurs logements mis à bas ces derniers mois.

Quand l’histoire bégaie…

Ce n’est pas la première fois que les habitantes et habitants ont à montrer les dents. En 2007, un grand plan d’action urbanistique (PAU) était dans les tuyaux avec l’idée de faire table rase du quartier. On était, encore, en plein boom immobilier dans ­l’État espagnol. Mais la mobilisation populaire, et surtout, la crise de 2008, mirent fin à ce projet. Cette lutte avait laissé des plaies béantes dans la conscience collective du barrio : nombre de femmes enceintes avaient perdu leurs bébés, du fait des violences policières, un jeune avait perdu un œil suite à un tir de Flash-Ball, un homme de 64 ans un testicule pour le même motif.

À l’époque, déjà, la même excuse était mise en avant par les services municipaux et les politiques : mettre fin à ce quartier en l’état pour lutter contre la drogue. Une excuse pleine d’hypocrisie : si La Cañada Real est, hélas pour ceux et celles qui y vivent, le carrefour des accros à l’héroïne de la capitale ibérique depuis une vingtaine d’années, c’est avant tout, comme d’habitude, le fait d’une volonté politique. Concentrer et contrôler les espaces de trafic et de consommation, dans un quartier situé à plusieurs kilomètres du centre-ville et des quartiers touristiques de Madrid, telle était et demeure la préoccupation majeure.

Depuis, les promesses de réhabilitation du quartier, s’étendant sur plusieurs communes, se sont succédé. Sans effet. Différentes municipalités, s’étaient, pourtant, engagées à mettre la main au porte-monnaie pour cofinancer des travaux d’électricité, d’assainissement des eaux ou encore de réfection des rues. Les habitants et habitantes attendent toujours. Et pourtant, la revendication de pouvoir vivre décemment, comme le proclamaient les pancartes de la manifestation du 16 décembre, sont légitimes, comme celle d’affirmer que les Cañados sont des « êtres humains » et qu’ils et elles « ont des droits ».

Une réalité de dignité humaine qu’il est pourtant difficile de croire, tant le quotidien est empreint d’injustices. En témoigne, le cas d’une famille marocaine, Abdul et Fatima et leurs deux enfants, qui a vu ces dernières années sa maison détruite à trois reprises par les bulldozers de la municipalité, sans parler de la brutalité policière qui a accompagné ces destructions. Un arbitraire qui a fait grand bruit en Espagne, la famille ayant porté plainte devant le tribunal européen, qui leur a donné, d’ailleurs, raison par un jugement condamnant ces actes comme une « violation manifeste du droit à la propriété privée ».

Entraide et autogestion

La Cañada Real a toujours été un quartier d’implantation des plus déshérité.es. À la fin des années 1960, les paysans et paysannes fraîchement arrivé.es de provinces pauvres du sud de la Péninsule y trouvaient refuge. À coups de taules, des baraquements de fortune poussaient comme des champignons. Aujourd’hui, gitans, Subsahariens, Marocains et Roumains se sont ajouté.es. Dans ce climat de misère généralisée, délaissé.es par les pouvoirs publics, les habitantes et habitants n’ont d’autre alternative que de s’organiser et s’entraider.

Des tensions entre communautés peuvent exister. Elles sont dépassées par la médiation et la discussion. Jeunes d’origine marocaine et jeunes gitans se la jouaient Far West avec son cortège de drames. Ce sont les mères de famille des deux communautés qui ont, par leur volontarisme, jouer le lien et recollent les morceaux.

Des jeunes dentistes volontaires proposent tous les jeudis, des soins à leurs patients et patientes, pour la plupart sans couverture sociale, contre un paiement forfaitaire de 3 euros. Les soins sont prodigués dans une salle annexe de l’église du prêtre ouvrier Agustin, au look de hard-rocker.

Une banque alimentaire, mise sur pied par les habitants et habitantes, assure une répartition de près de 5 tonnes de nourriture hebdomadaire. Une huerta autogérée contribue, aussi, à remplir les assiettes des familles. Afin de venir en aide aux jeunes mères célibataires, une crèche autogérée a été créée.

Cristina, présidente de l’association de quartier Al Shorok témoigne, sur les ondes de Radio Topo [3] : « La réalité autogestionnaire de notre quartier est née de la débrouille. Quand il s’agit de réparer une rue qui devient impraticable, du fait que la plupart d’entre elles ne sont pas goudronnées, tout le monde s’y met. On va voir les voisins et voisines pour faire une quête et procéder ainsi à l’achat des matériaux. Un rendez-vous est fixé pour déblayer et nettoyer la rue. Chacun et chacune amène son savoir-faire. La Cañada est un quartier ouvrier. On a tous les corps de métiers du bâtiment. Untel a des connaissances en électricité, il s’assurera de mettre aux normes de sécurité les lampadaires. Untel est maçon, il dirigera les travaux de renforcement des trottoirs. Untel est plombier, il s’occupera des canalisations. Untel possède un camion benne, il le ramène pour dégager les gravats etc. »

Une solidarité et une créativité populaire, qui donnent du sens au quartier. Un barrio qui continuera, demain comme hier et aujourd’hui, à vivre et à résister.

Jérémie (AL Gard)

[1Quartier ouvrier.

[2Izquierda Unida (IU), coalition politique regroupant écologistes et le Parti communiste espagnol.

[3Radio militante de la ville de Saragosse (Aragon).

 
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