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La gauche kurde injustement dénigrée sur Arte




Faire preuve d’esprit critique, c’est bien. Utiliser pour cela une grille de lecture communautariste, voire ethniste, c’est tomber dans la géopolitique de bas étage. C’est ce que fait le reportage Raqqa, la bataille de l’Euphrate, malgré les informations pertinentes qu’il apporte.

Arte a diffusé, samedi 1er juillet, un reportage assez hostile aux Forces démocratiques syriennes (FDS) – la coalition arabo-kurde dont les YPG constituent la colonne vertébrale – dans la région de Raqqa. Depuis quelques semaines en effet, les FDS assiègent la ville, capitale syrienne de l’État islamique, avec l’appui de la coalition occidentale.

On ne peut que féliciter des journalistes de vouloir être critiques sur les FDS. Cela nous changera des reportages obnubilés par les valeureuses combattantes si caractéristiques des milices kurdes. Cependant, la critique ici manque de pertinence, parce qu’elle semble répondre à une grille de lecture préformatée, présupposant que les FDS, loin de « libérer » les zones occupées par Daech, vont en fait constituer un nouvel occupant oppresseur. Pour quelle raison ? Parce qu’elles sont kurdes et étrangères à la région de Raqqa, qui est arabe, nous répond le reportage en question.

Cette façon de voir correspond assez à une vieille grille de lecture géopolitique qui ne conçoit la politique en Afrique et au Moyen-Orient qu’à travers des rapports de forces ethniques et tribaux. Du fait de l’héritage colonial, cette grille de lecture a longtemps guidé la diplomatie française  [1]. Dans la presse, elle continue à être distillée par un professeur à Sciences Po, Jean-Pierre Filiu, chroniqueur polémique, mais souvent mis en exergue par Lemonde.fr  [2].

Selon cette grille de lecture, peu importe que, là-bas, les gens soient de gauche ou de droite, peu importe le projet de société (libéral, islamiste, socialiste...) qu’ils portent : leurs intérêts communautaires et tribaux prévaudront toujours. S’ils prétendent le contraire, c’est une ruse pour abuser l’Occident. Ainsi, quand la gauche kurde parle de confédéralisme démocratique, martèle qu’elle n’est ni indépendantiste, ni séparatiste, mais qu’elle défend un projet politique pour l’ensemble de la Syrie et du Moyen-Orient, qu’elle intègre les diverses communautés dans sa lutte… c’est considéré comme une fourberie dont il ne faut rien croire.

Des jeunes gens à peine sortis de Daech sont incorporés dans les FDS.

« Les nouveaux maîtres kurdes »

Dans le reportage produit par Arte, cette grille de lecture imprègne les commentaires en voix off, globalement hostiles aux YPG, qualifiés (4:15) de « guérilla marxiste indépendantiste kurde » et de « nouveaux maîtres étrangers à la région » (10:05). Ainsi, les habitants de la ville libérée de Tabqa doivent « désormais composer avec leurs nouveaux maîtres kurdes, après la dictature syrienne, après les rebelles de l’ASL, après les djihadistes de l’EI » (23:50). Conclusion : « Au nom de la lutte contre l’EI, l’Occident ferme les yeux sur l’expansion territoriale de son nouvel allié kurde en Syrie. Quitte à semer les graines de nouveaux conflits » (24:30).

Présenter les choses ainsi est tragique.

Dans un Moyen-Orient qui est effectivement déchiré par les conflits racistes et religieux, c’est tragique de dénigrer les FDS qui s’efforcent justement de dépasser les fractures ethniques pour réinjecter de la politique et un projet progressiste et fédéraliste.

Cela ne veut pas dire qu’il faut les encenser aveuglément. Comme le FLN algérien jadis, la gauche kurde adapte certainement son langage à chacun de ses soutiens – les impérialismes russe, états-unien et français d’un côté ; de l’autre côté, l’extrême gauche turque, latino-américaine et occidentale.

Plutôt qu’un dénigrement préformaté, ce reportage aurait pu adopter un point de vue critique pertinent en cherchant faire la part du story-telling et de la réalité ; des nobles ambitions fédéralistes et de la cruelle réalité féodale avec laquelle il faut composer.

L’officier FDS Abou Khalil négocie le retour des réfugiés avec des chefs de familles de Tabqa, après la fuite de Daech.

Des informations à retenir

Pour le reste, le reportage mérite d’être vu, car il apporte justement des informations qui peuvent faire utilement réfléchir sur les enjeux du confédéralisme démocratique dans une région arabe sunnite passablement conservatrice. On retiendra :

  •  La séquence d’ouverture, en banlieue de Raqqa, où un milicien des FDS, dans une certaine confusion, tire des coups de feu sur ce qu’il pense être des djihadistes, alors que ses camarades lui disent d’arrêter car ce sont peut-être des civils. Ou, dans Tabqa dévastée, ces habitants qui racontent que de nombreux civils ont été tués dans les bombardements, alors qu’il ne restait plus dans la ville que 6 djihadistes. Des images qui rappellent, s’il en était besoin, que la « guerre propre » n’existe pas ;
  •  l’incorporation par les FDS de jeunes hommes – aucune femme à l’écran – à peine sortis des rangs de Daech. En quinze jours, leur formation militaire est assurée par les États-uniens ; leur formation « politique » l’est par les Kurdes. Quelle est sa nature ? Est-elle davantage qu’un « code de bonne conduite » ? Contient-elle quelques premières bribes de féminisme, même minimal ? Y a-t-il des femmes arabes volontaires pour s’engager ? Le reportage n’en dit rien. Or, c’est une question brûlante, tant on sait que la prise d’armes a été, pour les femmes kurdes, le premier acte fort d’une rupture avec le patriarcat et le féodalisme ;
  •  Abou Khalil, l’officier des FDS qui guide les journalistes dans Tabqa. Il est arabe, originaire de la région, a été persécuté par Daech, puis a perdu une partie de sa famille dans les bombardements de la coalition. Il n’a intégré les FDS que depuis six mois, et est désormais le responsable militaire pour la ville, faisant l’interface avec les chefs de familles locales. Très loin donc des commentaires plaqués sur les « nouveaux maîtres kurdes étrangers à la région »… Mais Abou Khalil ne cache rien des difficultés de l’après-Daech dans cette zone libérée : « Si on n’est pas là, estime-t-il (24:10), les gens vont s’entretuer ; il y a beaucoup de rivalités entre tribus » ;
  •  la naïveté de certaines recrues vis-à-vis des États-Unis (19:35), dont ils ne voient que l’aide matérielle, sans décrypter les ambitions impérialistes. On est loin de la lucidité des militantes et des militants aguerris, rompus à l’analyse des rapports de forces ;
  •  les dégâts infligés au barrage hydro-électrique de Tabqa, le plus important de Syrie. Pendant plusieurs années, Daech continuait à livrer son électricité au régime de Damas, qui en échange payait les salaires des fonctionnaires de Raqqa. Avant de s’enfuir, ils ont saboté les installations, dont des turbines soviétiques pour lesquelles il n’existe pas de pièces de rechange… L’enjeu, pour la Fédération démocratique de Syrie du nord, est énorme. Pourra-t-elle relancer la production sans appui logistique ? Et sinon, à quelles conditions ? Question brûlante là encore…

Guillaume Davranche (AL Montreuil)

  • Sophie Nivelle-Cardinale et Sylvain Lepetit, Raqqa, la bataille de l’Euphrate, Arte/Kheops Prod, 2017.

[1Ainsi, dans les années 1970-1990, l’Élysée considérait que le régime d’extrême droite ségrégationniste qui opprimait le Rwanda était légitime, puisqu’il était issu de l’ethnie majoritaire (hutu). Cela permettait de dire que « les Hutus » étaient au pouvoir.

[2Sa chronique extrêmement partiale du 25 juin, « Le vrai visage des libérateurs de Rakka », est un cas d’école.

 
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