Dossier Urbain : Face à la crise du logement, abolir le marché de l’immobilier




La question de la propriété foncière est au cœur de la crise du
logement, de la spéculation sur le marché de l’immobilier et de
la construction capitaliste de l’espace urbain. Il est temps d’élaborer,
en ce domaine, des orientations révolutionnaires, fondatrices
d’un droit nouveau.

Plus de 100 % d’augmentation
depuis 2 000 ! Malheureusement
– mais on s’en doutait – il ne s’agit
pas de la courbe des salaires,
mais du prix moyen de l’immobilier
en France. Au point qu’un
locataire du parc privé sur cinq
dépense plus de 40 % de ses
revenus pour se loger [1].
Exacerbée à Paris et dans les grandes
villes de province, cette hausse
laisse dubitatif, tant l’évolution
du marché immobilier semble
déconnectée de l’économie réelle
et du pouvoir d’achat des ménages.
Pourquoi cette inflation
spectaculaire ?

Les coûts de construction
n’ayant pas augmenté en proportion,
cette envolée trouve son origine
dans l’augmentation parallèle
du prix des terrains à bâtir.
Mais quelles sont donc les raisons
de cette poussée des valeurs
foncières, si impressionnante que
beaucoup parlent aujourd’hui de
bulle spéculative ?

Les pouvoirs publics et les promoteurs
privés expliquent que
les prix sont la conséquence du
déséquilibre entre l’offre et la
demande. Pourtant, cette explication
ne suffit pas à rendre
intelligible un tel gonflement.
D’ailleurs il est admis que les
biens immobiliers et fonciers, de
par leur unicité, leurs qualités
intrinsèques et les valeurs socioculturelles
et affectives qui y
prennent corps, échappent largement
aux mécanismes classiques
de fonctionnement du
marché.

La pierre, une valeur sûre pour les spéculateurs

Cette bulle est, en fait, avant
tout, une conséquence de la crise
globale du système capitaliste. En
période de chute du taux de profit,
et faute de pouvoir suffisamment
augmenter le taux d’exploitation
du travail, les investisseurs
se tournent vers des valeurs refuges.
A l’instar des métaux
précieux, la « pierre » en est une.
Pour le dire autrement, les biens
fonciers et immobiliers, essentiellement
urbains, servent à
absorber les surplus de capitaux
ne trouvant plus de débouchés assez rentables dans l’appareil
productif.

Le processus d’urbanisation
occupe une place particulière
dans la dynamique d’accumulation
du capital. La genèse des
premières agglomérations s’explique
par l’existence de biens
marchands qui ne trouvaient
plus de débouchés dans des
communautés rurales autosuffisantes.

L’établissement de la propriété
foncière elle-même a été un élément
central dans la cosmogonie
capitaliste. Ce rapport social et
juridique particulier qu’est la
propriété est le fruit pourri de la
sédentarisation et du développement
de l’agriculture et de l’élevage
au sein des civilisations
mésopotamiennes. Sédentarisation
et apparition de la propriété
foncière, collective ou individuelle,
qui auraient eu également
comme corollaire l’apparition
d’une classe guerrière prenant
inéluctablement l’ascendant sur
les producteurs agricoles grâce à
la monopolisation de la violence,
au prétexte d’un rôle de protection
et de sécurisation de
l’activité économique [2].
Ainsi, les
graines d’une société hiérarchique,
basée sur l’exploitation
et la domination, germèrent en
autres sur le lisier toxique de la
propriété du sol.

En Angleterre, dès le XVIe siècle,
l’accumulation primitive du capital
fut rendu possible par les
enclosures, c’est-à-dire la privatisation
des terres communales
jadis objet d’un usage collectif.
Cette politique d’expropriation
des terres – qui ne se déroula pas
sans heurts, loin s’en faut [3]
aboutit à l’appauvrissement massif
des populations rurales, obligées
de trouver refuge dans les
centres urbains et de renforcer la
masse naissante des travailleurs
industriels. Ce processus est toujours
à l’œuvre, notamment dans
de nombreux pays périphériques
qui sont l’objet d’accaparement
de centaines de millions d’hectares
de terres agricoles par des
multinationales (voir Alternative
libertaire
n°216 d’avril 2012). C’est ainsi,
à travers la privatisation du sol,
que le capitalisme inscrit « en lettres
de sang et de feu » selon l’expression
de Marx, sa trace indélébile
sur le territoire.

Vente d’appartements à la découpe

Incubatrice du capitalisme, la
propriété privée du sol a constitué
le socle juridique de l’urbanisation
moderne. Ce processus,
qui se répand désormais sur l’ensemble
du globe, est une condition
essentielle à la survie du
capitalisme puisque ce dernier a
plus que jamais besoin de faire
absorber les surplus qu’il génère
continuellement. L’extension des
villes – qui remet en cause la
traditionnelle division urbain/rural
– permet cette absorption
 [4].
Les fonds de pension et autres
acteurs financiers sont ainsi de
plus en plus nombreux à investir
dans l’immobilier.

La vente d’appartements à la
découpe à Paris ou dans d’autres
grandes villes symbolise cette
pratique. Cette financiarisation
de l’espace urbain est une conséquence
de la restructuration du
capitalisme qui s’opère à l’échelle
planétaire et qui induit une
nouvelle division internationale
du travail. Les pays capitalistes
avancés réorganisent leurs territoires
à coups de métropolisation,
pour insérer leurs grandes
villes dans la concurrence
mondialisée.

Tout cela n’est pas sans conséquences
sociales. L’urbanisation
capitaliste, calibrée sur la rentabilité
optimale des terrains, est
un nouveau processus d’accumulation
du capital, à travers la
dépossession et l’éloignement
des populations les plus modestes
du centre des villes.

Les phénomènes de gentrification
ou les opérations de rénovation
urbaine sont les principaux
vecteurs de cette ségrégation
socio-spatiale. Et ce ne sont pas
les promesses de logements
sociaux et les objectifs de mixité
sociale qui vont y changer
quelque chose. Le cadre urbain
est devenu un point de focalisation
de la lutte des classes, à travers
la confrontation pour l’occupation
de l’espace.

La terre doit être un bien commun

Révolutionnaires et anticapitalistes
ne doivent pas faire l’impasse
sur ce champ de lutte en
expansion. La terre doit être un
bien commun échappant à la
logique du profit. La question
foncière fut d’ailleurs, bien que
dans un contexte agricole, une
préoccupation majeure des
mouvements révolutionnaires
des XIXe et XXe siècles et constitua
un cri de ralliement précieux (du
« Zemlia i Volia » russe au
« Tierra y Libertad » des anarchistes espagnols et mexicains).

Passons sur les revendications
réformistes valables mais forcément
limitées (blocage des loyers
et réquisition des logements
vides) et imaginons quelles pourraient
être des orientations programmatiques
dans le cadre d’un
processus révolutionnaire.

Dans un premier temps, pour
éviter de prendre la moitié de la
population à rebrousse-poil, on
éviterait de demander aux petits
propriétaires de collectiviser leur
logement familial... On pourrait
en revanche séparer la propriété
du sol de la possession du logement.
Cette dichotomie juridique
a cours dans certains pays nordiques.
A Stockholm, par exemple,
le régime de propriété est
majoritairement celui de la
concession. La plupart des terrains
appartiennent à la Ville, ils
sont concédés à des particuliers
avec des baux de longue durée.
Sans droit exclusif sur son terrain
d’assise, le logement se purgerait
ainsi de tout aspect lucratif
ou spéculatif pour ne garder qu’une
valeur d’usage. A terme, suite
au départ volontaire des occupants,
ou à leur décès (il faudrait
aussi obtenir la suppression du
droit d’héritage), la maison ou
l’appartement sis sur ce sol public
tomberait dans l’escarcelle de la
collectivité pour intégrer un pot
commun de logements socialisés,
gérés par et pour les habitants
d’un territoire ; l’échelon pertinent
restant à définir selon les cas
(la rue, le quartier, la commune,
voire plus large encore).

Expropriations sans indemnités

Bien entendu, cette survivance
temporaire de la propriété privée
ne concernerait que l’habitat
effectivement occupé par ses
possesseurs. Toutes les résidences
secondaires ou biens immobiliers
utilisés à des fins de rente
ou de spéculation devraient être
expropriés sans indemnités.

Parallèlement, pour les nouvelles
constructions, il faudrait
socialiser les entreprises de BTP
existantes et constituer des associations
d’autoconstruction et
d’autogestion du logement. Les
expériences passées ont prouvé
leur efficacité. Des années 1940
au début des années 1970, sous le
label des Castors ou des Comités
ouvriers du logement, des dizaines
de milliers de maisons individuelles
ont été construites grâce
ce système coopératif. Ils sont
peu à peu tombés en désuétude
avec le lancement, à la fin des
années 1950, des programmes
étatiques d’édification de grands
ensembles.

Mais cette dynamique de socialisation
ne devrait pas s’arrêter
là. Une gestion réellement démocratique
de l’habitat doit servir de
socle à une vie collective plus
intense, à une resocialisation des
quartiers grâce à l’autogestion de
multiples services urbains : les
transports, le commerce, les activités
culturelles, etc. Tout cela
dans le sens d’une émancipation
individuelle et collective, très loin
du paradigme capitaliste qui se
déploie le long des tentacules
venimeux de l’Etat.

Julien (AL Alsace)


Lire les autres articles du dossier

[2Lewis Mumford, La Cité à travers l’Histoire, Agone, 2011

[3Voir le chapitre XXVII du Livre I du Capital de Karl Marx

[4A ce sujet, voir David Harvey, Géographie de la domination,
Les Prairies ordinaires, 2008

 
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