Libertins du XVIe et XVIIe siècle : L’audace d’une époque




L’histoire officielle de la philosophie les voudrait partie d’une nébuleuse. Pour filer la métaphore astronomique, on devrait plutôt considérer la philosophie libertine des XVIe et XVIIe siècles comme une constellation de la pensée, c’est-à-dire comme un ensemble de corps célestes, différents, mais animés par un mouvement commun, soumis à une force de gravité et formant un ensemble loin d’être uniforme, mais en revanche cohérent, et lisible.

De la pensée scientifique naissante, des penseurs tels La Mothe Le Vayer, Gassendi, Charron, Cyrano de Bergerac (le vrai, pas le triste personnage de Rostand), auront retenu le scepticisme, l’examen du corps et de la nature, et l’exercice de la raison pour conduire sa vie, plutôt qu’une soumission à la foi, ou à la tradition de grands anciens – Aristote, Platon les pères de l’Église.

Libertinus en latin, c’est l’esclave libéré, affranchi, et pour les bien-pensants de leur époque, « libertin » sonnait comme « anarchiste » aux oreilles d’un bourgeois du XIXe siècle, avec la même charge antisociale, le même danger.

Les libertins, donc, ne forment pas un « mouvement » philosophique figé. Mais ils ont en commun de vouloir : d’une part se libérer du dogmatisme religieux et philosophique, de l’aliénation de l’homme par la société et le politique ; de l’autre de réhabiliter le corps, les sens, comme instruments de la connaissance, de la recherche de la béatitude et de l’harmonie entre les hommes.

Se libérer du dogmatisme religieux

Du premier projet, on retiendra l’audace, notamment en une époque aussi religieuse, sous le règne d’un Louis XIV, catholique fanatique. Si les libertins ne sont pas athées au sens moderne, ils sont assurément épicuriens, c’est-à-dire qu’ils relèguent Dieu en dehors des affaires du monde, avec une influence sur nous inexistante. Partant de là, un Geoffroy Vallée par exemple (mort en 1574) dira, « toutes les religions ont veillé à ôter à l’homme la félicité du corps, pour la mettre en Dieu afin de rendre l’homme toujours plus misérable... ». Mal lui en pris, il finira brûlé. Le matérialisme libertin est donc celui du scepticisme, qui préfère la réalité, à la vérité. Qui préfère surtout à l’inquiète « espérance » chrétienne d’un Pascal, un gai savoir, détaché parfois, sensuel toujours, et qui remet l’homme à sa bonne place dans l’univers : pour Pierre Charron (1541-1603), l’homme est en « grand voisinage et cousinage [avec] les autres animaux ». Notre condition est biologique.

Une critique de la servitude et de la propriété

Mais elle est aussi sociale. Si tous les libertins ne professent pas la même confiance dans « le peuple », le tenant souvent – c’est l’époque – pour inconstant, confus, violent, ils veulent tous, comme La Mothe Le Vayer (1588-1672), ôter « les fers aux pieds à cette belle Liberté Naturelle ». Car ce sont « les belles polices [qui ont] causé les guerres, les tyrannies… » (ibid.) Pour ce penseur majeur du libertinage, le monde concret est trop divers et changeant pour que la politique soit efficace, et les princes autre chose que des tyranneaux futiles. Et pour l’anonyme auteur du Theophrastus Redivivus (1659) les hommes et les femmes sont naturellement égaux, car ils sont tous parents : la servitude est donc le fruit d’un mensonge « la nature n’a placé aucun homme au-dessus ou au-dessous d’un autre ». La propriété privée est injuste, puisque la Nature nous est commune. Et la liberté individuelle étant sans limites, la jouissance de soi est inaliénable, les lois sont artifices, les prescriptions morales et religieuses, d’odieuses contraintes.

L’homme libéré préfèrera douter et suspendre son jugement (scepticisme), et ne voudra ni guider, ni être guidé.

Frugal ou débauché, c’est par les sens qu’il concrétisera son autonomie. Détaché, il le sera des formes littéraires (traités, essais) et fera des scénettes, des dialogues, il le sera des certitudes et des vérités : la réalité est relative, pratique, changeante. Loin de la licence aristocratique du XVIIIe siècle, l’érotisme des libertins est une réintégration et une réhabilitation du corps.

Dès ces XVIe et XVIIe siècles qui annoncent Spinoza, et plus tard Diderot, le sage libertin se défera d’un vieux monde confit de bigoterie et de peurs, contribuera largement à subvertir ce système ahurissant de violence et d’injustice, pour parcourir une nature désentravée de dieu, plus amicale à l’endroit des hommes et des femmes, à la rencontre d’une pratique de sa vie, créative, insolente, libérée.

Cuervo (AL Banlieue Nord-Ouest)

Biblio indicative :
La sagesse libertine, par Christophe Girerd, Grasset 2007 ; Les libertins baroques de Michel Onfray, Grasset 2007 ; Les libertins du XVIIe Siècle, une anthologie de Ch. Girerd, Libertins du XVIIe siècle, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2 tomes.

 
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