Entretien

Polar : Caryl Férey : « La réalité, comme toujours, m’a rattrapé »




Né en 1967, Caryl Férey s’est imposé comme l’un des meilleurs espoirs du thriller français avec la publication de Haka et Utu. Il est également l’auteur de La Jambe gauche de Joe Strummer et de Plutôt crever, ainsi que du Petit éloge de l’excès (Folio, 2€). Nous le rencontrons à l’occasion de la parution de son dernier roman, Zulu, thriller époustouflant qui a pour cadre l’Afrique du Sud.

Alternative libertaire : Tu écris des polars qui font voyager. Haka, Utu, Zulu… des romans noirs qui sortent de l’Hexagone, véritables anti-guides qui ouvrent sur d’autres cultures, autopsient d’autres sociétés. Pourquoi ce choix – tout à fait original dans le polar français ?

Caryl Férey : Tout part d’un tour du monde, à vingt ans, plutôt que de faire l’armée, ma hantise. J’ai découvert notamment la Nouvelle-Zélande lors de ce long voyage, qui plus tard devint le théâtre de mes deux romans, Haka et Utu. L’Afrique du Sud s’est imposée suite à un autre voyage à Cape Town, où vivait un ami journaliste. J’ai toujours aimé le voyage, ou plutôt le mouvement.

Ton nouveau roman, Zulu, se situe en Afrique du Sud. Peux-tu dresser un état des lieux en quelques lignes de ce pays après l’apartheid, première démocratie africaine mais champion de la criminalité, entre ultra-violence et tout-sécuritaire, alors que se prépare la Coupe du monde de foot de 2010 ?

Caryl Férey : En simplifiant (le contexte est très complexe), il y a l’ANC au gouvernement, responsable du secteur public, et le secteur privé, majoritairement blanc, qui détient le pouvoir économique et les médias. Ces derniers font le forcing pour cette fameuse coupe du monde, et attirer les investisseurs dont l’économie a cruellement besoin : la croissance est bonne, entre 7 et 8%, mais la violence fait peur, il faut convaincre les financiers, les rassurer. Le problème pour l’ANC, malgré la réalité du « miracle sud-africain », c’est la corruption endémique dans tous les secteurs, la criminalité évidemment, et les inégalités sociales. Zuma, le nouveau leader de l’ANC est soupçonné de corruption et de viol, ce qui n’arrange rien. Il faudra plusieurs générations avant que la population noire accède aux postes clés de l’économie, mais les Blancs commencent à s’expatrier…

Comment travailles-tu, enquêtes-tu, pour être si précis, plaçant le lecteur au cœur de la société sud-africaine et des gangs, avec crudité mais loin de tout exotisme ?

Caryl Férey : Je me déplace d’abord pour repérage, de préférence avec un ami-guide qui m’évite le prisme du tourisme. Je travaille un an sur la doc, les livres des autres, tout ce qui concerne la sociologie, géopolitique, etc., une autre année pour écrire l’histoire et dresser les personnages, figures emblématiques du pays, puis je retourne sur place pour affiner le discours, avant de travailler l’écriture elle-même, une année de plus. Même si je suis politiquement radical, j’essaie d’être le plus juste possible, sans manichéisme ni idéologie, qui ne rendent service à personne. Je vis avec mes personnages pendant quatre ans, presque jour et nuit. C’est obsessionnel, ce qui n’a rien d’exceptionnel si on veut être sérieux dans ce qu’on raconte. Je ne donne pas cher de l’humain mais je cherche, justement, l’humanité dans mes personnages.

L’économie de la drogue est très présente dans ton livre. Tu insistes beaucoup aussi sur l’usage, criminel comme étatique, des innovations issues des neurosciences et la recherche pharmacologique. Les armes chimiques au service des puissants pour un nouveau type d’asservissement ?

Caryl Férey : La science a pris un mauvais tournant, plus personne ne croit sérieusement au progrès ; on sait que la plupart des entreprises ne songent qu’au profit, coûte que coûte. Quand j’ai inventé cette histoire il y a six ans, je croyais émettre un avertissement ; la réalité, comme toujours, m’a rattrapé. J’ajoute que le personnage de Basson, évoqué dans le roman, existe. C’est une sorte de Mengele, qui vit aujourd’hui près de Johanesbourg, en toute impunité. Le tik aussi existe, une sorte de « sous crack », même si j’ai rajouté un produit inconnu – et jusqu’à présent fictif.

« Elle n’y connaissait rien aux groupes de rock qui nourrissaient sa révolte, aux cœurs fissurés qu’on rencontrait dans les livres, aux désirs subtils, à la transgression… Maria ne savait pas lire. » La culture de la révolte est-elle aujourd’hui un « privilège » de l’homme occidental ou occidentalisé ?

Caryl Férey : Malheureusement oui : même à Cape Town, je n’ai croisé que deux (petites) librairies. ça fout les boules. Reste la musique, mais il est difficile de ne pas passer pour le rebelle de service. Le sport et les pipole, en revanche, ça marche…

Une question qui découle de la précédente : ce sont des flics, certes décalés, qui portent ici la critique du système. Ils ont perdu une bonne part de leurs illusions mais ils restent en mouvement, en guerre, insoumis autant qu’ils le peuvent… Est-ce un paradoxe ?

Caryl Férey : Je n’ai pas d’affection particulière pour la police mais en Afrique du Sud, ils savent qu’ils se battent contre la multitude. Mal payés, ils vivent dangereusement, avec des taux de suicide en hausse constante. Ceux que j’ai rencontrés dans le township m’ont dépeint un enfer : meurtres, viols, violences conjugales, mafias, gangs… tout en adorant leur métier.

L’Afrique souffre depuis si longtemps que, après l’apartheid, les flics continuent le combat avec fatalité et espoir. Le personnage d’Ali est un enfant de Mandela, sans qui rien n’aurait été possible. La population, en général, vit entre la peur et la recherche d’un job. Au-delà de ce tableau sombre et des mises en garde, je n’ai jamais eu peur, même à pied la nuit dans les quartiers chauds, les townships ou les boîtes de nuit pour Noirs, où nous étions les seuls Blancs. Au contraire, ils étaient heureux de voir des Blancs. Comme dans les « banlieues » françaises, l’ascenseur ne marche que dans un sens. L’apartheid, aujourd’hui, n’est plus politique mais économique et social…

propos recueillis par Hervé Delouche et Gilles


« ZULU »

Caryl Férey est certainement le seul auteur français à faire du polar un guide de voyage. Cela étant, si vous prenez l’un de ces livres pour découvrir un pays lointain, vous risquez de passer un très mauvais séjour.

Comme la Nouvelle-Zélande d’Utu et de Haka, l’Afrique du Sud de Zulu est sombre et sanglante, extrêmement violente, révoltante, désespérante. Ici, la pression capitaliste est d’autant plus forte qu’elle s’exerce sur un pays en construction, une population misérable, inculte au sein de laquelle subsistent les pires superstitions.… Terrain de jeu idéal pour les grandes entreprises, qui peuvent se permettre ici tout ce qui est interdit dans les pays un peu plus « policés ». Si on ajoute à cela les années d’apartheid, les vieilles haines qui n’ont pas disparu, la violence, le sida et la misère, on a une bonne idée du chaos dans lequel Caryl Férey lâche ses personnages.

Ali Neuman, hanté par les fantômes de l’apartheid, est zoulou et chef de la police criminelle de Cape Town, vitrine de l’Afrique du Sud. Avec l’organisation de la Coupe du Monde de foot en 2010, les instances politiques font pression pour faire baisser la criminalité. C’est alors qu’on retrouve le cadavre défiguré de la fille d’un ancien Springbok, champion du monde de rugby. L’autopsie révèle la présence d’une nouvelle drogue, encore inconnue. Les médias s’en mêlent et la vie de Neuman devient un enfer. Lui et ses deux adjoints ne savent pas encore où ils mettent les pieds mais ils savent déjà qu’ils ne s’en sortiront pas indemnes.

Comme les romans précédents, Zulu est un thriller implacable, rageur, violent et lucide, qui fait souffler un grand vent de folie, secoue le lecteur, l’assomme, le révolte. Il est très dur, très sombre, mais une fois de plus passionnant et indispensable.

  • Caryl Férey, Zulu, Série noire, Gallimard, 2008, 397 pages, 19,50 euros.
 
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