syndicalisme

Tactiques de lutte : Pour ou contre les caisses de grève ?




Les discussions autour de ce moyen de solidarité financière animent de nombreuses équipes syndicales, soucieuses de mobiliser plus et mieux les salarié.es. Mais attention, l’outil est délicat à manier.

Après les derniers mouvements sociaux, dans de nombreux syndicats, ce qui fait débat, c’est comment tenir la grève. La question de l’argent arrive très vite sur la table : la précarité frappe ; les salaires ne suivent pas et les fins de mois sont de plus en plus difficiles à boucler ; certaines et certains sont étranglés par les emprunts… Et tout ça représente un frein à l’action gréviste. En tout cas, est vécu et verbalisé comme tel par de nombreuses et nombreux travailleurs.

Même s’il faut garder à l’esprit que lorsque la colère est là, la grève s’impose, et parfois dans la durée, on ne peut pas évacuer d’un revers de main le coût de la grève pour les salarié.es. Ce coût prend de plus en plus de place, a fortiori dans un contexte de panne des stratégies syndicales.

Concrètement c’est souvent autour de l’enjeu des caisses de grève que se structurent les discussions dans les équipes syndicales. À tous niveaux.

Solidarité de proximité

Au plan local, il s’agit de caisses de grève de proximité. Là où démarre une grève qui s’apprête à durer, le syndicat ou un collectif de soutien lance une collecte pour venir en aide aux grévistes. Lors des nombreuses grèves du nettoyage à Marseille en 2016, la CNT-SO y eut souvent recours. L’existence de sites de cagnotte en ligne facilite ces appels à la solidarité, d’autant plus légitimes lorsqu’on connaît les salaires pratiqués dans le secteur du nettoyage par exemple. Ils ne sont pas pour autant sans écueils.

D’abord, la cagnotte en ligne est tributaire de la notoriété médiatique que peut revêtir une grève. Ainsi, les grévistes d’Onet ont pu bénéficier, entre autres, de plusieurs articles de presse et de l’exposition que leur a offert la blogueuse Emma – suivie par plus de 250.000 profils sur Facebook – avec un de ses récits dessinés. Résultat : près de 3.000 participantes et participants ont versé plus de 65.000 euros à la caisse de grève du syndicat SUD-Rail Paris-Nord.

À la même époque à peu près, les grévistes de l’hôtel Holiday Inn de Place de Clichy ont tenu 111 jours. C’est énorme. Pourtant leur caisse de grève en ligne, lancée par la CNT-SO, n’affichait que 356 participantes et participants le 19 février… dix jours après la fin du conflit !

Manifestation des grévistes d’Onet à Saint-Denis

L’autre question que posent les caisses de grève numériques, c’est celle de l’expérience physique et matérielle de la solidarité. Heureusement, les syndicalistes ont encore les pieds sur terre, mais il faut se garder d’un risque : celui de perdre de vue les démarches de sensibilisation en direction des habitantes et des habitants du coin. Repas partagés dans les quartiers populaires (« soupes communistes » disait-on à l’époque syndicaliste révolutionnaire de la CGT), quête au drapeau sur les marchés, corbeilles circulant dans les ateliers et les services… autant de pratiques concrètes à préserver et/ou à retrouver. Outre s’assurer de l’ancrage d’un conflit, c’est aussi un moyen de « faire classe », d’exprimer le soutien de travailleuses et travailleurs à d’autres travailleuses et travailleurs.

Faire grève sans compter

Après les conflits locaux, vient ensuite la question de la caisse de grève nationale. Il y a deux manières de l’envisager.

Premier cas de figure, celui d’une structure garantissant à ses membres une sorte de « chèque gréviste » grâce à une part dédiée des cotisations. C’est ainsi que fonctionne la CFDT avec sa Caisse nationale d’action syndicale (CNAS, présentée sur le site de la centrale comme un « service »). Au 2e jour de grève, chaque adhérent.e CFDT déclenche son droit à une indemnité de sept euros/heure (pour les salarié.es à temps plein). Le moins qu’on puisse dire c’est que cette démarche « assurantielle » interroge, individualisant le fait collectif qu’est toute grève (et qu’est même le syndicalisme). D’ailleurs on peut se dire que cette caisse doit être relativement riche à l’heure qu’il est… tant la CFDT lance peu de grèves.

Dans certain cas, la caisse de grève nationale peut être aussi un moyen de freiner une base remuante : ainsi au début du XXe siècle, la fédération CGT du Livre, d’orientation « réformiste », tenait une caisse nationale de grève. Mais pour en bénéficier, tout syndicat affilié voulant lancer une grève devait, au préalable, obtenir l’aval de la direction fédérale, plus soucieuse de préserver le pactole que d’encourager l’action directe ! [1]

Second cas de figure : lors des mouvements d’ensemble, comme celui de 2016-2017 contre les lois Travail et leur monde, des caisses de grève nationales ont été mises en place, dans le but de soutenir les travailleuses et les travailleurs engagés dans l’action.

La plus notoire, abondée par des dons, a été gérée par le syndicat CGT Info’Com. Elle a redistribué plus de 400 000 euros à 35 structures représentantes de collectifs de grévistes [2]. Et ce en toute transparence, puisqu’une charte soumise à signature encadrait l’attribution des sommes versées. Pour plusieurs centaines de grévistes, c’était éminemment appréciable.

Le bilan 2016 de cette caisse de grève nationale commençait par ces mots : « La solidarité financière, c’est le nerf du mouvement social. » On ne peut toutefois en rester là. L’objectif affiché par par plusieurs syndicats combatifs dans la bataille contre la loi Travail était de construire la grève générale. Dès lors, une caisse de grève peut apparaître comme une perspective... de substitution à l’action gréviste. Le risque étant, plutôt que d’étendre le mouvement, d’encourager la « grève par procuration », en « subventionnant », d’une certaine manière, les secteurs dits « bloquants » (transports, énergie, industries).

Or c’est plutôt l’extension qui a la préférence des grévistes desdits secteurs « bloquants ».

On retombe dès lors sur un débat plus large. Difficile en effet de déconnecter les caisses de grèves de l’ensemble des pratiques et des stratégies syndicales. C’est bien nos « modèles » de mobilisation, nos manières d’engager l’action collective qu’il faut interroger.

Théo Roumier (syndicaliste Solidaires)

[1Voir Guillaume Davranche, Trop jeunes pour mourir, ouvriers et révolutionnaires face à la guerre (1909-1914), L’Insomniaque/Libertalia, 2014.

[2On peut en consulter le bilan sur le site de ce syndicat.

 
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