Réponse : Affinités tout de même




Une recension du livre de René Berthier Affinités non électives est parue dans Alternative libertaire du mois de décembre. Elle a pu laisser entendre à nos lectrices et lecteurs quelques contresens, notamment à propos de Marx et de son rapport à l’Etat. Retour sur une controverse plus que centenaire.

Il ne convient pas à un article de journal de régler définitivement le rapport de Marx à l’État. Toutefois, un bref parcours des écrits de Marx et Engels sur l’État devrait au moins inciter à la prudence quand on qualifie hâtivement Marx d’« étatiste ». On peut distinguer entre ses écrits destinés à être publiés (ouvrages théoriques, et article de journaux), ses écrits non destinés à la publication (sa correspondance) et sa pratique politique (au sein de l’AIT). Que des tensions traversent ces différentes sources, c’est le propre des grands auteurs. Aussi, on se gardera bien d’établir la « vérité » du rapport de Marx à l’État, sans s’empêcher d’en montrer la complexité.

Marx n’a jamais pensé que ­l’État pouvait être une finalité pour la révolution prolétarienne. Mais il a pu penser que la classe ouvrière pouvait s’emparer de l’État pour son propre compte le temps d’une transition révolutionnaire. En traçant une (trop) brève esquisse de ce rapport, nous ne cherchons pas à le dédouaner de sa responsabilité vis-à-vis de sa postérité, mais il nous importe de savoir, nous, libertaires, ce qu’on peut tirer de Marx.

L’état, multitude d’esprits bureaucratiques figés

Dès 1843 Marx critique la théorie de l’État du philosophe allemand le plus influent du début du XIXe siècle : Hegel. Marx voit chez ce dernier l’apologie de ­l’État prussien et l’idéalisation de cette forme de pouvoir, comme si la Raison s’incarnait dans l’Histoire à travers l’avènement des États modernes. Il lui reproche notamment son idéalisme (l’État adviendrait car il est rationnel, comme un idéal qui se réalise) et lui oppose son matérialisme : « L’esprit n’est que l’abstraction de la matière. » ­L’État n’advient que parce que des conditions matérielles l’ont rendu nécessaire (on le verra : la division de la société en classes). Cet État qui prétend représenter les intérêts de la société n’est en réalité qu’une « multitude d’esprits bureaucratiques figés, reliés uniquement par la subordination et l’obéissance passive ».

Transition révolutionnaire

Première théorisation de ce qui sera connu plus tard sous le nom de « dictature du prolétariat », le Manifeste du parti communiste (1848), coécrit avec Engels, prévoit un programme de transition sous forme de réappropration de l’État par la classe ouvrière. Les deux auteurs y listent ainsi les différentes mesures qu’ils estiment les plus généralement applicables. On aurait une première fois tort de voir là un « étatisme » pur et simple, ce n’est pas la forme finale du communisme mais sa transition révolutionnaire. On peut bien sûr – et on le doit d’autant plus à la lumière de nos connaissances et expériences historiques – critiquer cette stratégie qui devrait assurer une transition vers une société sans classes, débarrassée du pouvoir politique. Mais cette transition n’est pas la raison dernière du « marxisme », les deux auteurs précisant déjà que « le pouvoir politique au sens propre – entendez par là l’État – est le pouvoir organisé d’une classe pour l’oppression d’une autre ». Ainsi, passée cette période de transition révolutionnaire, la société communiste devrait être débarrassée de l’État et se transformer en une « association dans laquelle le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ».

Des mesures rédigées pour cette transition « étatique » dans le Manifeste, Marx et Engels diront dans leur préface de 1872 (un an après la Commune) qu’« à bien des égards ce passage serait rédigé autrement », et que l’application de mesures révolutionnaires concrètes tirées de l’analyse des rapports de production et de classes « dépendra partout et toujours des circonstances historiques données ». Quelles circonstances historiques ont infléchi la stratégie des deux auteurs ? La Commune de Paris de 1871, que Marx commente en direct (voir La Guerre civile en France, 1871) et au cours de laquelle il voit le prolétariat parisien se faire massacrer par l’armée des Versaillais commandée par Thiers, réconcilié pour l’occasion avec Bismarck, l’ennemi de la veille. C’est alors qu’il explique que « la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre telle quelle la machine de l’État et de la faire fonctionner pour son propre compte. L’instrument politique de son asservissement ne peut servir d’instrument politique de son émancipation. » Un antiétatisme de circonstance comme le prétend René Berthier ? Il est pourtant cohérent avec l’ensemble de son œuvre. Ce n’est pas le lieu de décider qui est le plus « marxiste » entre Rubel qui voyait là une bifurcation libertaire de Marx (voir Marx, théoricien de l’anarchisme) ou Lénine qui y voit la théorisation de la dictature du prolétariat (voir L’État et la Révolution). Mais convenons que nous, libertaires, pouvons en tirer pour notre compte tout autre chose qu’un marxisme étatique.

Camarade Marx ?

On pourrait citer bien d’autres œuvres, de La Critique du programme de Gotha (1875) à l’ouvrage d’Engels L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État (1884) en passant par une publication posthume au seul titre évocateur : De l’abolition de l’État à la constitution de la société humaine (1845, Marx ne l’ayant jamais publié, Berthier en conclura peut-être qu’il a cherché à persuader sa table de nuit de son antiétatisme).

Peut-on être libertaire et trouver chez Marx une grande source d’inspiration vivante ? C’est plus que jamais vrai pour son œuvre économique, dont Bakounine lui-même reconnaissait l’immense importance, mais ça ne l’est pas moins pour penser une critique conséquente de l’État. Plutôt que d’induire les libertaires en erreur sur le marxisme, mieux vaut encourager les marxistes à s’approprier l’antiétatisme de Marx.

En ces temps de régression sociale, nous avons plus que jamais besoin d’unir nos forces, sur des bases saines. Donnons le dernier mot à Engels, extrait de L’Origine…, pour mettre l’eau à la bouche des libertaires : « L’État n’existe donc pas de toute éternité. Il y a eu des sociétés qui se sont tirées d’affaire sans lui, qui n’avaient aucune idée de l’État et du pouvoir d’État. À un certain stade du développement économique, qui était nécessairement lié à la division de la société en classes, cette division fit de l’État une nécessité. Nous nous rapprochons maintenant à pas rapides d’un stade de développement de la production dans lequel l’existence de ces classes a non seulement cessé d’être une nécessité, mais devient un obstacle positif à la production. Ces classes tomberont aussi inévitablement qu’elles ont surgi autrefois. L’État tombe inévitablement avec elles. La société, qui réorganisera la production sur la base d’une association libre et égalitaire des producteurs, reléguera toute la machine de l’État là où sera dorénavant sa place : au musée des antiquités, à côté du rouet et de la hache de bronze. »

Alain (AL Alsace), Benoit (AL Montpellier), Bernard Gougeon (AL Tarn), Wil (AL Paris-Nord-Est)

 
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