Roberto Freire : Le désir comme arme révolutionnaire




Du Brésil de la dictature à nos jours, la thérapie anarchiste mise au point par le Brésilien Roberto Freire propose une antipsychiatrie incroyablement vivace et créative.

Le projet de Roberto Freire tient tout entier dans ces observations de Foucault : comment l’État, le pouvoir ambiant, s’immiscent en nous, jusqu’à aliéner tous nos modes d’expression.

Lorsque les militaires prennent le pouvoir au Brésil en 1964, soutenus par la CIA et l’extrême droite, Freire est déjà thérapeute. Formé au Brésil et au Collège de France, il est aussi écrivain, dramaturge et militant anarchiste.

Il fera l’expérience de la violence d’État jusque dans sa chair. Entre 1964 et 1979, la dictature l’emprisonnera et le torturera 13 fois. Il y laissera un œil.

En reprenant les travaux de Reich et Löwen pour élaborer sa propre démarche, il leur donnera raison : la névrose n’est pas seulement affaire de traumas familiaux – à niveau microsocial – mais trouve avant tout son origine dans la (ré)pression sociale, dans l’autoritarisme, dans l’inhibition et l’aliénation comme modalités du contrôle social.

La somaterapia qu’il développe dans les années 1970 va travailler à débusquer les foyers d’aliénation que nous abritons dans le corps et l’esprit. Tantôt manifestement pathologiques, et tantôt incroyablement ténues, ces formes de la violence psychologique impactent le corps, la prise de parole, la capacité à vivre ensemble, l’autonomie de l’individu…

Ruptures et réappropriations

Freire accomplit trois ruptures essentielles : la névrose n’est plus considérée comme maladie, les personnes en souffrance ne sont plus considérées comme des patients, et la thérapie n’est plus la propriété des seules mains « expertes » de « spécialistes » qui décident d’enfermer ou de relâcher, de médicaliser…. Au contraire, elle est rendue à la personne pour que celle-ci se réinscrive d’elle-même dans la marche normale du monde, avec des proches, dans le quotidien : avec le plaisir – le tesão – comme vecteur principal.

Le désir comme thérapie

Tesão, en argot brésilien, c’est le désir dans son sens le plus évidemment sexuel, à connotation parfois grossière. Mais le côté populaire et impudent témoigne de la force du principe et convient très bien à notre psy anarchiste qui signale : Sem Tesão Não Há Solução. : « sans désir, pas de solution » pour vaincre isolement et violence, régression et indifférence, traumatisme et peur.

Freire propose : une philosophie résolument anarchiste, une modalité – le tesão – et une méthode thérapeutique en quatre pratiques essentielles.
L’anarchisme traverse toute l’approche. Nick Cooper, praticien nord-américain explique la Soma. Elle réunit : « un groupe de personnes qui forme un collectif à durée limitée (un an et demi environ) qui, par des dynamiques autogérées, non hiérarchiques, va explorer et développer sa capacité à entretenir des relations humaines plus créatives, à mieux s’autoréguler et développer sa capacité à défendre ses désirs et besoins propres dans une société hostile à l’indépendance des individus » [1].

Premier élément de la méthode : explorer la névrose au moyen d’exercices (gestalt, théâtre…) ludiques, corporels, toujours fondés sur le plaisir plutôt que l’inconfort ou la culpabilité.

João da Mata, co-auteur de plusieurs livres de Freire explique que cette phase vise à « réduire la tension chronique de la cuirasse neuromusculaire, (pour agir) sur l’agressivité, la créativité, la sensibilité, la sensualité des gens » [2].

Ces exercices et le travail de verbalisation qui les complète, culminent souvent en une réelle purge physique des angoisses emmagasinées dans le corps :

« Tout ce qu’une personne a tenté de refouler en contrôlant ses gestes et expressions se repère dans des altérations du système neurovégétatif (vertige, sudation, déséquilibre, nausée). » [3] Les somathérapeutes disent que le corps dénonce ce qu’il a subi pendant des années.

Roberto Freire

Le groupe est accompagné par un somathérapeute, plus animateur que clinicien. Plutôt leader circonstanciel, son influence ne confine jamais à la domination et ne dure que le temps de la vie du groupe. « La vision anarchiste sert de référentiel à toute notre méthodologie […] notamment la relation thérapeute-groupe. Il est exposé, ouvert, et sa vie est connue de tous. Il participe à la dynamique du groupe comme un autre membre du processus d’autogestion . » [4].

« L’arme c’est le corps »

Le deuxième aspect consiste pour le groupe à reprendre le travail thérapeutique à son compte, en autogestion. Jugé compétent pour poursuivre un travail habituellement du seul ressort du praticien, le groupe poursuit un triple objectif : réapprendre l’autonomie en se passant de guide, approfondir le travail thérapeutique avec les autres membres du « groupe élargi », et élaborer ensemble une production à visée « sociale » – artistique, littéraire, politique – financièrement autonome.

Le troisième pilier : entamer un dialogue non conventionnel avec l’autre, « corps à corps ». C’est le rôle de la capoeira Angola, la forme très lente de cette danse des esclaves, lutte à la fois ritualisée et improvisée, forme populaire, très proche du sol, est toujours en lien avec l’idée de plaisir : Freire rappelle qu’on ne « combat » pas à la capoeira, on « joue ». La confrontation avec l’autre est collaborative, l’agressivité acceptée et la communication innovante. João insiste : il s’agit aussi de s’armer contre la domination ambiante.

Enfin, le groupe va travailler à se resocialiser en renouant avec le quotidien, mais sur de nouvelles bases. « La Soma n’est pas une thérapie pour adapter l’homme au Système. Notre idée de santé pointe vers le développement de la créativité, qui conduira à la construction d’une nouvelle organisation sociale plus libre et plus juste, où l’acte de vivre ne se limitera pas à survivre »

Ces séances dites marrom ou « dissidentes » (allusion aux esclaves en fuite : marrons), s’établissent sur la conscience du chemin parcouru par les membres pour détruire l’armure qui les enserrait (réseau de tensions pathologiques décrit par Reich), et libérer la personnalité.

Roberto Freire meurt en 2008 à 81 ans, il laisse derrière lui une œuvre : romans, théâtre, essais, films. Le Collectif anarchiste Brancaleone créé en 1991 poursuit son travail de formation de thérapeutes, d’animation de groupes. Depuis la rentrée, après l’Espagne et le Portugal, un premier essaimage de groupes de Somaterapia a eu lieu en pays francophone, en Belgique.

Cuervo (AL 95)

Muito obrigado à Nick Cooper et Jorge Goia pour leur aide précieuse.


« Le pouvoir politique […] aurait pour rôle de réinscrire perpétuellement ce rapport de force, par une sorte de guerre silencieuse, et de la réinscrire dans les institutions, dans les inégalités économiques, dans le langage, jusque dans les corps des uns et des autres. »
Michel Foucault,
Cours au collège de France 1976


Bibliographie

Pour aller plus loin

  • Wilhelm Reich, La Psychologie de masse du fascisme, Payot, 1999
  • Friedrich Perls, Manuel de Gestalt-thérapie. La Gestalt : un nouveau regard sur l’homme, ESF Editeurs, 2009

Antipsychiatrie

  • Franco Basaglia, L’institution en négation, Seuil, 1970
  • Ronald Laing, La politique de la famille, Stock, 1972
  • Thomas Szasz, Le mythe de la maladie mentale, Payot, 1975

[1Nick Cooper, article paru dans Slingshot fanzine militant sur le web.

[2Roberto Freire et João da Mata, Soma (vol. 1), A alma e o corpo, Editora. Gunabara, 1991

[3Roberto Freire et João da Mata, Soma (vol. 2), A Arma e o Corpo, Editora Guanabara, 1991

[4João da Mata, A Liberdade do Corpo : Soma, capoeira angola e Anarquismo, Editora Francis, 2009

 
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