Société numérique : Guillaume Carnino : « Le marchand de sable a bien travaillé »




Le 14 décembre, une soixantaine de militantes et de militants ont occupé symboliquement, pendant quelques heures, le siège de la Commission nationale informatique et libertés (CNIL) à Paris. Des banderoles ont été accrochées à la façade : « La CNIL 1978-2007 : dissolution », « Informatique ou liberté, il faut choisir », ou encore « Fichage, ADN, biométrie, vidéosurveillance : l’État contrôle, la CNIL s’incline ». Guillaume Carnino est militant libertaire et a participé à cette opération.

AL : La CNIL se présente comme une « autorité indépendante » qui veille à « protéger la vie privée et les libertés individuelles ou publiques ». Pourquoi contestez-vous cette prétention ?

Guillaume Carnino : Depuis sa création en 1978, la CNIL n’a jamais cessé de justifier et de faciliter l’exploitation numérique de nos vies. Main dans la main avec les gouvernements et les industriels, elle a concrètement travaillé à ce que l’inacceptable semble acceptable, en réduisant la liberté au contrôle des flux informatiques. Sa mission a consisté à endormir toute critique et toute révolte, en jugeant à notre place et en notre nom de ce qui pouvait porter le nom de liberté. Le marchand de sable a bien travaillé : en vingt ans, les pires anticipations de la science-fiction se sont matérialisées dans l’impuissance générale.

AL : La CNIL revendique plus de moyens. Vous dites qu’il faut la dissoudre. Est-ce à dire qu’il ne peut y avoir aucune « autorité de régulation » en matière de protection de la vie privée ?

Guillaume Carnino : Contrôle, surveillance et traçabilité sont désormais un mode de vie. C’est le fichage systématique : Stic, FNAEG1, Velib’ ou Navigo [1]. C’est l’accompagnement permanent : téléphone portable ou GPS. C’est le regard perpétuel : vidéosurveillance ou cookies.

Beaucoup se contentent de l’illusion d’être, grâce à la gestion électronique, protégés contre le voisin pédophile, les retards de trains, les agressions inopinées. Bien peu réalisent que cette sécurité totale – et totalement fantasmée – contre le temps perdu et les évènements fortement improbables, se paie d’une vulnérabilité inédite à l’égard de l’État et des entreprises. Les industriels et l’État ont fait de nous les jouets de la marchandise numérique, devenue un mode de vie incontournable. Incontournables ainsi, ses effets dévastateurs sur la santé et l’environnement, depuis les ondes électromagnétiques jusqu’à la pollution inédite générée par ces milliards de gadgets. Inévitables, ses effets délétères sur les relations humaines, disloquées par les sollicitations permanentes des machines, et prisonnières d’une tyrannie de la nouveauté.

AL : Au-delà de la CNIL, vous avez voulu faire passer un message à toute la société…

Guillaume Carnino : Ados privés de MSN Messenger devenant hystériques. Téléphone portable emmené aux chiottes. Visiter le monde enfermé chez soi. Snober le voisin mais « blogger » sa vie sexuelle. Relever ses mails toutes les minutes. Déléguer son savoir à Google. Ne plus supporter ni attente ni frustration. Ne pas marcher, attendre, pisser, sans musique. Acheter des trucs dont on ne saura jamais vraiment se servir, parce que c’est « cool » et parce que de toute façon on n’a pas le choix. C’est arrivé très vite et on trouve déjà ça normal. La « révolution numérique » doit cesser d’apparaître comme une nécessité inéluctable porteuse de dérives, mais bien comme une contre-révolution imposée par les industriels et les gouvernants.

Propos recueillis par G. Davranche

[1FNAEG : Fichier national automatisé des empreintes génétiques ; l’abonnement au Velib’ à Paris fonctionne avec une carte à puce ; le passe Navigo à Paris est le successeur à puce de la vieille carte orange.

 
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