Taguieff, Corcuff & cie : Le spectre du complot comme massue idéologique




Le dossier « conspirationnisme » paru dans AL de novembre était une nécessaire et saine initiative. Toutefois, il est important de revenir sur un aspect de la théorie du complot qu’il n’a pas traité : son usage comme argument propagandiste de disqualification des discours contestataires et des analyses critiques.

De même que l’imputation d’antisémitisme est employée à tout bout de champ par nombre d’« éditocrates » pour éliminer leurs adversaires contestataires (antisionistes, antilibéraux, anticapitalistes) par des glissements de sens grossiers, le procès en « théorie du complot » constitue un genre sans cesse renouvelé, quoiqu’identique dans son fonctionnement.

Taguieff : la complainte de la gauche judéophobe

Ces deux formes d’amalgame peuvent très bien se conjuguer, le maître-étalon dans ce domaine étant sans doute Pierre-André Taguieff, cité dans l’article principal du dossier de novembre,pour son livre La Foire aux illuminés. Invité régulièrement par les médias en tant qu’expert ès complotismes, il est aussi l’auteur de La Nouvelle judéophobie, judéophobie qui serait désormais le fait selon lui… de la gauche radicale, anticapitaliste et altermondialiste. Nul besoin de démontrer ici la profonde mauvaise foi de tels « arguments ».

Un autre cas emblématique, mais plus subtil, est celui de Philippe Corcuff. Ce sociologue, qui a navigué du PS à la LCR (puis NPA) en passant par le MDC de Chevènement et les Verts, est également membre du conseil scientifique d’Attac et adhérent à Sud-Education. Il pratique une forme d’amalgame plus ciblée : comme d’autres intellectuels ou militants à l’ego boursouflé, il raffole des invitations dans les médias, ce qui le conduit à ménager ceux-ci dans ses analyses… et à reporter sa virulence sur ceux qui développent une critique radicale du système médiatique. Ces derniers sont clairement identifiés : il s’agit notamment de l’intellectuel américain Noam Chomsky, de Serge Halimi, de l’association de critique des médias Acrimed, et du journal Le Plan B (ex-PLPL).

Corcuff : Le déni de la critique des médias

Les procès en « complotisme » les ayant visés ne se comptent plus, de la part de pontes du journalisme comme de leurs invités réguliers, mais ceux que leur intente Corcuff sont exemplaires en ce qu’ils émanent d’un chercheur se réclamant de l’anticapitalisme – même s’il prend la forme d’une fumeuse « social-démocratie libertaire ». Ayant lu Marx et Bourdieu, il lui paraîtrait sans doute absurde de nier la dépendance des salarié-e-s d’une entreprise capitaliste envers leur patron et de clamer qu’ils ont plus de pouvoir que l’actionnaire. Pourtant, un univers enchanté, une île miraculeuse échappe selon lui à ces rapports économiques : le journalisme. Oser suggérer l’influence de Bouygues, Lagardère, Dassault ou Bolloré sur les médias qu’ils possèdent vous cataloguera donc à ses yeux comme partisan de la théorie du complot...

Pour autant, la structure capitalistique et le contrôle par l’actionnaire ne sont pas (et de loin) les seuls « filtres » (pour parler comme Chomsky) qui déterminent les présupposés idéologiques et les comportements des journalistes ; mais c’est sans doute celui qui est nié avec le plus de force, contre toute évidence, par les adorateurs des médias comme Corcuff. En tout cas, ces derniers ne s’aventurent jamais à argumenter sur le terrain des faits, préférant stagner dans le ciel des idées et des procès d’intention. Acrimed, au contraire, a produit depuis quatorze ans, par le travail bénévole de ses collaborateurs épisodiques ou réguliers, des centaines d’articles d’observation et d’analyse minutieux, en sachant distinguer entre propriétaires, patrons, salarié-e-s, chefaillons et pigistes, puisqu’elle travaille régulièrement… avec des syndicats de journalistes, à commencer par les principaux, SNJ et SNJ-CGT.

L’absence de grille d’analyse, terreau du conspirationnisme

Il faut rappeler que les analyses systémiques des formes de domination, qui prennent en compte les structures économiques et les déterminismes sociaux des individus, sont le meilleur rempart contre les fantasmes de conspiration, en rompant avec la vision naïve de l’individu purement rationnel et omniscient – que postulent les libéraux, mais aussi Corcuff lorsqu’il s’agit des journalistes. Ces fantasmes attribuent aux dominants (visibles ou cachés) une capacité de calcul, de prévision, de manipulation totalement démesurée. Or, comme le rappelait Bourdieu en citant Marx, « les dominants sont dominés par leur domination », et la conjonction d’intérêts qui les unit et les dépasse n’a pas besoin pour se manifester d’en passer par des réunions secrètes où leurs actions seraient minutieusement et collectivement préparées et ajustées.

Et c’est bien à défaut de telles grilles d’analyse globales (qu’elles se réfèrent par exemple à Marx, Chomsky ou Bourdieu) que le conspirationnisme connaît un tel succès aux États-Unis, comme l’explique Alexander Cockburn : la domination ne pouvant s’expliquer par les déterminismes sociaux, elle ne peut être le fait que d’une poignée d’individus entièrement rationnels et omniscients opérant dans l’ombre. En France, les théories du complot n’ont eu quasiment aucune prise sur les militants politiques organisés, elles sont cantonnées essentiellement à des personnes sans passé ni ancrage politique (tout du moins à gauche), qui « découvrent » tout à coup une « vérité cachée » ésotérique leur apportant des réponses frelatées… alors qu’ils auraient pu trouver de vraies réponses dans de réelles analyses sociales et politiques.

Sébastien Marchal (AL Paris Nord-Est)

 
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