Entretien

Thierry Lescant (SUD-Santé) : « Le projet Hôpital 2007 contient tous les éléments de l’hôpital-entreprise »




Alors que la canicule de l’été 2003 a mis en lumière les effets désastreux de la politique de casse du service public de la santé, le gouvernement et le Medef maintiennent le cap d’une plus grande déréglementation du système de santé, nous nous en sommes entretenus avec Thierry Lescant, secrétaire fédéral de Sud Santé-Sociaux.


Alternative libertaire : Peux-tu tout d’abord revenir sur l’implication des travailleurs et travailleuses de la santé dans le mouvement pour les retraites de mai-juin 2003, quel bilan tirez-vous de la mobilisation dans votre secteur ?

Thierry Lescant : Dans un contexte de dégradation des conditions de travail, les travailleurs de la santé et du social ont été particulièrement sensibles à une réforme des retraites qui allonge la durée de cotisation tout en réduisant le pouvoir d’achat des retraités. Les salariés de la santé ont donc pris leur place dans le mouvement du printemps, malgré des difficultés réelles à participer à la grève et aux actions. Ce mouvement s’est aussi situé dans le prolongement des mobilisations de 2002 sur la réduction du temps de travail, qui ont massivement rassemblé les personnels dans la grève. Dans notre secteur, ce mouvement a mis en évidence la nécessité d’un véritable rapprochement interprofessionnel. Dans beaucoup de départements, des collectifs rassemblant les enseignants, les hospitaliers, des agents du ministère des Finances, de la Poste, d’entreprises privées ont animé la lutte et tenté de peser sur les organisations syndicales nationales pour un appel unitaire à la grève générale interprofessionnelle. Malgré cela, cet appel n’a pas eu lieu et les organisations se sont livrées à leur jeu habituel d’alliances de circonstances, plus soucieuses de leurs intérêts propres que de la réussite du mouvement.

En ce qui concerne Sud Santé-sociaux et l’Union syndicale G10-Solidaires, malgré notre exclusion des intersyndicales nationales et donc nos difficultés à peser sur les décisions, nous n’avons pas cessé de relayer ce mot d’ordre, en apportant notre soutien à toutes les formes d’auto-organisation des salariés, notamment autour des enseignants.

Peut-on parler d’un réel droit de grève dans les hôpitaux quand les services fonctionnent déjà en sous-effectifs et qu’une partie du personnel peut être réquisitionné ?

T. L : Effectivement, la situation dans les hôpitaux en matière d’effectifs et le système d’assignations ou réquisitions en cas de grève rendent l’application du droit de grève quasi impossible. La pénurie organisée dans bon nombre de catégories de personnels (par le numerus clausus pour les médecins ou par la fermeture pure et simple des écoles pour d’autres catégories), l’hémorragie des personnels due aux conditions de travail, au blocage des salaires, aux départs en retraite non anticipés, une réduction du temps de travail sans les embauches nécessaires, tout cela conduit l’hôpital à fonctionner à flux tendu. Les personnels sont épuisés (augmentation des accidents de travail et des arrêts-maladie), démotivés et n’envisagent même plus la grève quand ils n’ont qu’un week-end de repos dans le mois.

Quelles sont les attaques qui se profilent contre la santé dans le cadre de la privatisation de la Sécurité sociale et du plan Hôpital 2007 ? Quelles conséquences pour les personnels et pour les patients ?

T. L : Depuis 1945, les attaques ont été nombreuses contre la Sécurité sociale, construite sur les bases d’une solidarité entre les travailleurs et contraignant les patrons à consacrer une partie de la masse salariale à cette solidarité. Cette idée-là, d’un salaire versé « de la naissance à la mort » à travers diverses prestations sociales (allocations familiales, indemnités journalières, prise en charge des dépenses de santé, retraites…) est incompatible avec l’idée d’une société libérale, individualiste et fondée sur les rapports marchands.

Quand en plus la plus grande partie de la masse financière consacrée à cette solidarité échappe au marché et est gérée par les cotisants eux-mêmes, le patronat n’a qu’un objectif : mettre la main sur cette manne et définitivement gommer toute idée de solidarité, de prise en charge collective des risques de la vie, renvoyant chacun à sa responsabilité individuelle. Le principe fondateur de la sécurité sociale « cotiser selon ses moyens, recevoir selon ses besoins » devient « recevoir ce que l’on peut se payer ». Cette volonté de marchandisation de la santé n’est pas une particularité française mais bien une politique coordonnée au niveau mondial, orchestrée par l’OMC dans le cadre de l’AGCS (Accord général sur le commerce et les services).

Sans entrer dans le détail des réformes, la ligne de force, énoncée par le Plan Juppé, mise en place par les gouvernements de gauche et réaffirmée par la droite, est bien la mise en concurrence à tous les niveaux du service public avec le privé.

Après des années de démantèlement du service public, on voit tout de suite qui va sortir vainqueur de ce match truqué d’avance.

Au niveau de la Sécurité sociale, c’est l’entrée des assurances privées, avec une Sécurité sociale minimum pour les plus démunis (qui ne leur permettra pas l’accès à tous les soins) et le recours à des assurances volontaires (pour ceux qui en auront les moyens) pour couvrir les soins les plus onéreux (lunetterie, dentisterie, appareillage…).

Au niveau de l’hôpital, c’est la généralisation de situations déjà existantes, avec la création de groupements d’intérêts économiques regroupant des établissements hospitaliers publics, des cliniques privées, des praticiens libéraux. D’ores et déjà, le secteur privé a fait « main-basse » sur un certain nombre d’activités des plus lucratives, allant même jusqu’à installer des cliniques privées sur le site même de l’hôpital. Le projet Hôpital 2007 contient tous les éléments de l’« hôpital entreprise », avec entre autres, la mise en concurrence des services hospitaliers entre eux et l’intéressement des personnels (notamment les médecins) aux résultats.

Quelles ripostes envisage Sud Santé, quelles perspectives d’actions avec les autres fédérations syndicales, les médecins ? Avez-vous des contacts syndicaux au niveau européen où les personnels de la santé sont confrontés eux aussi à un processus de démantèlement de la santé (Allemagne, Portugal, Espagne) ?

T. L : Avant toute riposte, la première de nos priorités est l’information, la sensibilisation de l’ensemble des citoyens aux enjeux de ces réformes. On a bien vu sur le dossier des retraites, les moyens mis en œuvre par le gouvernement pour faire passer l’idée du déficit du système. On peut s’attendre à une désinformation de la même ampleur sur la protection sociale, désinformation déjà à l’œuvre avec le feuilleton du fameux « trou de la sécu ». Il nous faut donc donner tous les éléments d’analyse et réfléchir collectivement aux propositions alternatives.

L’unité syndicale la plus large ne semble toutefois pas à l’ordre du jour des prochaines semaines, notamment dans la fonction publique hospitalière, où la perspective des élections professionnelles du 21 octobre contribue plutôt à un repli « boutiquier » qu’à l’ouverture et aux initiatives unitaires. Toutefois, Sud Santé-Sociaux continuera d’interpeller les autres organisations sur ce sujet pour construire le front de résistance et de lutte le plus large possible. Le Forum social européen de Paris/Saint-Denis sera dans ce cadre une initiative essentielle permettant la rencontre des composantes des mouvements sociaux tant au niveau français qu’européen, sachant qu’un véritable réseau européen s’est mis en place à Florence.

Quelles analyses portez-vous sur les effets et la gestion de la canicule ?

T.L : Les événements de cet été concernant la canicule n’ont été qu’un « effet loupe » sur une situation existante depuis des années. Aujourd’hui le système de santé qui fonctionne sans aucune marge de manœuvre est incapable de faire face à toute situation d’urgence. On a bien vu que le gouvernement se préoccupait plus de sauver son image que de donner au service public de santé les moyens de remplir ses missions. Du reste, une fois passé la « séquence émotion », Mattéi a repris ses projets de réforme où il les avait laissés, modifiant juste un peu les calendriers pour laisser passer les échéances électorales de 2004.

Enfin quelles sont les échéances immédiates pour Sud Santé, quel travail de mobilisation menez-vous et sur quelles revendications ? Entamez-vous dès maintenant un travail de mobilisation autour des projets gouvernementaux ?

T. L : Nos revendications prioritaires sont bien sûr l’arrêt de la destruction du système public de Santé, l’attribution immédiate de moyens substantiels, tant en terme de personnels que d’infrastructures, et la réflexion sur un véritable système universel de protection sociale permettant l’accès gratuit de toutes et tous à l’ensemble du dispositif de prévention et de soins, système démocratiquement géré par l’ensemble des acteurs.

Propos recueillis le 17 septembre 2003

 
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