VIIe congrès d’AL - Angers - novembre 2004

Une « gauche de la rue » réelle, vivante, mais dispersée




Depuis l’UTCL, le courant communiste libertaire dans lequel se place Alternative libertaire a toujours inscrit son activité politique dans le cadre plus vaste du mouvement social et syndical. "On ne progresse que dans un cadre et un projet qui nous dépassent." Cette assertion est d’autant plus vraie pour une organisation révolutionnaire aux effectifs réduits.

Développer un mouvement social fort, autogéré et indépendant des partis politiques est une nécessité pour créer un climat favorable aux idées anticapitalistes et révolutionnaires. On fait de la politique dans un contexte précis, et il est vital pour les révolutionnaires de faire évoluer ce contexte dans le sens de la conflictualité sociale et de l’organisation des travailleur(se)s. En retour, l’immersion dans les mouvements sociaux "larges", avec toutes leurs contradictions, on l’on coopère avec des gens de toutes opinions politiques, est également vitale pour les communistes libertaires qui souhaitent créer une organisation qui ne soit ni proclamatoire, ni "avant-garde éclairée", ni déconnectée des réalités. AL doit irriguer les mouvements sociaux, tout comme l’expérience des mouvements sociaux nourrit la politique d’AL, dans une relation dialectique qui fait la richesse de notre courant depuis trente ans.

De la "gauche ouvrière et syndicale" au "Front social de l’égalité et de la solidarité"

Dans les années 70, l’Union des travailleurs communistes libertaires (UTCL) a forgé le concept de "gauche ouvrière et syndicale" pour désigner un "milieu large" dont l’UTCL était issue et voulait se nourrir. Cette "gauche ouvrière et syndicale" était celle du prolétariat organisé, pas nécessairement révolutionnaire ou libertaire, mais ayant une relation familière à l’action, à l’action directe, à la contestation de l’autorité, qu’elle soit patronale ou venant des bureaucraties syndicales. C’était à la fois une qualification subjective ("gauche") et objective ("ouvrière et syndicale") de ce qu’était ce "milieu".

Mais entre ce milieu et ses possibilités d’une part, l’UTCL et son projet politique d’autre part, l’articulation était insuffisante. Il manquait un troisième élément, intermédiaire, que l’on allait voir se dessiner dans les années 80 et 90.

Ce troisième élément allait être la perspective d’un "mouvement large", "politico-social", porteur de son propre projet de société. Le IIIe congrès d’Alternative libertaire allait consacrer la formule en mai 1995 : le "front social de l’égalité et de la solidarité". Le sujet allait être creusé au IVe congrès, en novembre 1997. La définition du "milieu" naturel d’AL évoluait lui aussi, la "gauche ouvrière et syndicale" devenant "la gauche de la rue", "la gauche sociale". Cette évolution s’inscrivait dans la lignée des travaux du IIe congrès d’AL, qui avait défini les contours du prolétariat moderne pour l’élargir, de la classe ouvrière "chimiquement pure" aux couches moyennes prolétarisées. Le "front social de l’égalité et de la solidarité", c’était en fait la "gauche de la rue" dont les diverses organisations se fédéraient et se dotaient de son propre projet de société. "Fédérer la gauche sociale" devenait l’objectif politique à moyen terme d’AL, et l’organisation y mit l’essentiel de ses forces militantes - au détriment le plus souvent de sa propre construction.

Alternative libertaire a alors servi de creuset pour regrouper des militant(e)s libertaires syndicaux et associatifs. Mais une organisation politique ne peut pas avoir pour seule raison d’être de servir de "club de réflexion" pour militant(e)s "de choc". Le Ve congrès et le "tournant vers la visibilité" décidé alors étaient un premier pas pour essayer de clarifier l’utilité d’Alternative libertaire. Cependant ce travail n’est pas achevé. Définir ce que veut dire être militant libertaire aujourd’hui sur le terrain social reste un enjeu essentiel pour notre organisation.

Cette vision des choses était bien sûr influencée par une nouvelle réalité du mouvement social et l’émergence de ce que les médias nommeront, avec quelques années de retard, les "nouveaux mouvements sociaux". Tout d’abord la ligne d’"alternative syndicale" élaborée par l’UTCL puis l’AL progressait. SUD-PTT, né en 1989 - et les "postiers de l’UTCL" n’y étaient pas pour rien -, connaissait alors un succès grandissant. Après Décembre 95, les syndicats SUD se sont multipliés, et là encore, les militant(e)s d’AL dans le rail, l’éducation et l’aérien jouèrent un rôle considérable dans l’émergence d’un syndicalisme rénové, de lutte et de transformation sociale. La Confédération paysanne, elle aussi fondée en 1989 commençait à donner de la voix. DAL était né en 1992, issu des luttes de mal-logés à Paris, dans lesquelles les militant(e)s d’AL étaient considérablement investi(e)s. Par la suite naîtra Droits devant !! AC ! était né en 1993,et presque partout où des CAL existaient, ses militant(e)s impulsaient des comités AC !, et s’investissaient dans l’organisation de la première Marche contre le chômage de 1994.

Fédérer ces mouvements sociaux et syndicats qui, si on les additionnait, pouvaient représenter le prolétariat dans ses diverses composantes, était un objectif très politique. C’était la réinvention du syndicalisme révolutionnaire du début du XXe siècle, avec des recettes adaptées aux données de la fin du siècle. Qu’était ce "front social" ?
 un acteur politique déconnecté des institutions républicaines donc tourné vers l’action directe des opprimé(e)s ;
 la fédération du prolétariat organisé (le terme de "fédération", reflétant mieux le pluralisme et la diversité du prolétariat) ;
 un projet de société qui lui soit propre, donc opposable aux projets institutionnels des partis de gauche.

L’impuissance à unifier autour d’un projet de société

Lors de son IVe congrès, en novembre 1997, Alternative libertaire évaluait la situation née de Décembre 1995 et du succès des Marches européennes contre le chômage de 1997.
"Ce serait une erreur et une inconséquence politique de penser que le développement de secteurs syndicaux comme les SUD, la CNT, et associatifs comme DAL, AC !, Droits devant !! se suffit à lui-même. Ce sont des pans biens plus importants du mouvement social qu’il s’agit d’entraîner aujourd’hui pour reconstruire un rapport de forces. De même nous réaffirmons la nécessité que de telles forces se rassemblent dans un front de l’égalité et de la solidarité. De ce point de vue, un front de l’égalité et de la solidarité ne pourra émerger sans l’implication de pans significatifs de la CGT, de la FSU ou de l’opposition CFDT."

Plus haut, dans un chapitre intitulé "Le projet de société, talon d’Achille de la gauche sociale" : "La gauche sociale existe, le front social est embryonnaire, en revanche l’autogestion est un référent plus ou moins vague. Pourtant la gauche social ne pas se limiter au champ revendicatif. Parce que, dans la course de vitesse avec le FN, elle constitue le seul espoir de rupture avec le capitalisme, elle ne peut échapper au débat [sur le projet] de société. Pour que ce débat ait lieu, il faut un cadre suffisamment large et ouvert. LA construction actuelle se fait à la base par campagnes successives. Nous pensons qu’il faut aller vers la permanentisation des espaces de lutte unitaire (de type Maison des ensembles) et en faire des espaces de débat.
Nous proposons pour notre part que des forums pour l’alternative et l’autogestion se créent partout localement, afin de pouvoir déboucher sur des Assises pour l’autogestion. Nous ne pensons pas que l’élaboration d’un projet de société doit être le seul fait d’une organisation politique. Nous rejetons les schémas sociaux-démocrates et léninistes qui veulent que le mouvement social revendique pendant que le parti "fait de la politique"
".

Pour le coup, le talon d’Achille de la stratégie de "front social" d’AL était la faiblesse même d’AL, et son incapacité à impulser ces forums et ces Assises pour l’autogestion. Situation cruelle : alors qu’existe un climat favorable, une forte demande d’"alternative", et une relative osmose entre les différentes structures revendicatives, AL pousse sa stratégie jusqu’au milieu du gué sans parvenir à contrer les forces centrifuges qui empêcheront l’aboutissement de cette stratégie.

Les différentes initiatives (Maison des Ensembles, Euromarches, états-généraux du mouvement social et publication éphémère de L’Insoumis en 1995, appels pour l’autonomie du mouvement social en 1998 et 99, appel Bourdieu pour un mouvement social européen) et plates-formes revendicatives (appel des Sans, plate-forme des Marches européennes, Appel Urgence sociale en 2002, etc.) auront été des étapes intéressantes, mais le "Front social" structuré en concurrent des partis politiques institutionnels restera une ambition inaboutie.

Manque de partenaires, foison d’adversaires

La stratégie de "fédération de la gauche sociale" et de "Front social de l’égalité et de la solidarité" n’a guère trouvé d’équivalent chez les autres forces politiques. AL n’a pas eu de partenaire dans cette stratégie, mais foison d’adversaires déclarés ou non.

Du côté des forces syndicales, les SUD, occupés à leur construction et à leur parfois problématique fédération au sein du Groupe des Dix - bientôt Union syndicale G10 Solidaires - représentaient le pivot naturel de toute stratégie de fédération de la gauche sociale. Mais l’envie de porter un projet de société a manqué. La référence au socialisme autogestionnaire, héritée de la CFDT des années 70, avait davantage un rôle idéologique qu’un rôle déterminant dans la stratégie syndicale, et cette tendance n’a fait que s’accentuer. A AC !, l’imbrication de l’aspect revendicatif et de l’aspect politique ne s’est pas fait dans les meilleures conditions, et avec la revendication du "revenu garanti" et la déconnexion progressive d’avec les syndicats de salariés, AC ! a également perdu de sa capacité à porter un projet de société.

Malgré tout, rien n’était joué, et l’intervention de militant(e)s portant l’idée d’une fédération de ces forces, d’Assises de l’autogestion, de la nécessité d’une plate-forme programmatique, etc. aurait été décisive.

Mais du côté des forces politiques, AL s’est trouvée bien isolée. La Fédération anarchiste considérait alors l’investissement et le travail syndical comme hors du champ politique. Ses militant(e)s se sentaient donc d’autant moins concerné(e)s qu’une méfiance extrême vis-à-vis de tout ce qui n’était pas « purement » libertaire prévalait également au sein de cette organisation à cette période.

La CNT, découvrant sa vitalité nouvelle, poursuivait l’ambition d’un développement autocentré, davantage que celui d’une fédération des différentes forces. LO, toute à sa stratégie de construction autocentrée fondée stratégiquement sur sa notoriété électorale, est par définition totalement en-dehors d’un projet qui la dépasserait. La gauche traditionnelle fourbissait, elle, ses armes, et réussissait sa fédération dès 1996. Au fameux meeting de Bercy, le PS, le PCF, les Verts, le MDC, le MRG et la LCR affirmaient leur ambition de proposer une "alternative" aux mouvements sociaux "orphelins d’un projet à gauche" comme l’avait fort bien dit Alain Krivine, qui s’affichait alors avec Chevènement, Baylet, Jospin, Hue et Voynet. Sous le nom de "gauche plurielle", cette "fédération" sous hégémonie socialiste accédera au pouvoir en 1997, sans la LCR (laissée sur le bord de la route, heureusement pour elle...). Ces différents partis, en particulier ceux pesant au sein de SUD-PTT - la LCR et les Verts notamment - n’ont aucun intérêt à voir le mouvement social s’autonomiser et se doter de son propre projet de société déconnecté des institutions républicaines.

 
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