Entretien

Yannis Youlountas (cinéaste libertaire) : « Une destitution symbolique du pouvoir, avant sa destitution politique »




À l’occasion d’une projection le 22 avril à Chalon-sur-Saône, AL Dijon est allée à la rencontre de Yannis Youlountas qui était en tournée de présentation de son 3e film, L’Amour et la Révolution. Il nous a accordé un entretien-vidéo, que voici :

Alternative libertaire : Existe-t-il une continuité entre ce film et les précédents que tu as réalisés  [1]

Yannis Youlountas  : Oui, c’est une filiation évidente notamment au niveau des personnages, du terrain, en l’occurrence le mouvement social en Grèce dans sa diversité, avec bien sûr un peu plus les anarchistes que les autres, mais il faut dire qu’ils sont assez bien représentés en Grèce.

Ne vivons plus comme des esclaves était un film assez spontané, pour lequel «  on a tourné la molette de l’appareil photo en mode vidéo  », pour basculer dans le cinéma parce que la photo et les articles ne suffisaient plus à rendre compte de ce qu’il se passait.

Pour Je lutte donc je suis, on a proposé un parallèle avec l’Espagne, la Catalogne et l’Andalousie en particulier, mais on a fait quelques progrès au niveau technique je pense.

On a voulu revenir un peu à l’essentiel avec ce troisième film parce que, souvent, les gens ont une vision mortifère et violente de la révolution, alors que c’est le pouvoir, la société et surtout le capitalisme qui sont violents et mortifères. Donc, on a voulu montrer la situation inverse en réalité  : il y a des gens qui luttent pour la vie, l’humain, la terre  ; et cette société par contre, elle va dans l’impasse. Voilà pourquoi l’amour et la révolution, c’est si important pour nous.

Face à la trahison de Syriza, quelle est la réaction des mouvements sociaux en Grèce ?

Ils sont plus radicaux qu’avant c’est sûr. Forcément cette expérience a été utile parce qu’elle a permis de démasquer une stratégie politique qui était encore une fois dans une impasse et qui a fait perdre du temps au mouvement social en Grèce, qui a chloroformé les luttes. Après, ça ne veut pas dire que les lieux ne fonctionnaient plus  : les occupations, les initiatives de toutes sortes, notamment la solidarité (les dispensaires médicaux autogérés, les cuisines sociales gratuites) fonctionnaient bien sûr. On a notamment accueilli les migrantes et les migrants qui venaient en nombre à partir de l’été 2015, justement après la capitulation. Mais c’est seulement à l’automne 2016 qu’on a vraiment vu à nouveau le mouvement social être beaucoup plus puissant, actif sur beaucoup de questions, par exemple contre les saisies des logements.

Le mouvement social a donc pris son autonomie ?

C’est ça. En fait l’autonomie c’est de ne plus croire qu’en nous-mêmes, c’est-à-dire en notre capacité de prendre nous-mêmes notre vie en main, de nous organiser, de lutter, de résister et d’être solidaires parce que la solidarité ça fait partie de la lutte. «  La seule façon de te sauver toi-même c’est de lutter pour sauver tous les autres  » disait Kazantzákis  [2] et c’est valable sur le terrain en Grèce avec les migrant.es qui nous permettent de construire une nouvelle Internationale, entre Grecs et avec les personnes solidaires aussi qui viennent du reste de l’Europe pour aider sur place. Tout ça se rassemble sur une ligne de front contre le durcissement du capitalisme et le durcissement de la société autoritaire.

Et contre le durcissement du mouvement social, en quoi consiste la répression  ?

En Grèce comme en France, on fait face à de plus en plus de violence du pouvoir et évidemment de violence aussi de ses auxiliaires de police que sont les fascistes. Ils sont partout au service du pouvoir tout en prétendant être une opposition à celui-ci, ils sont la roue de secours du capitalisme et aussi le moyen de détourner la colère vers des boucs émissaires.

Voici des exemples concrets des liens entre police et fascistes  : durant le premier film, on avait montré un lieu autogéré (Synergie), qui a été détruit par les fascistes peu après le tournage. Au moment de cette action violente, les fascistes étaient précédés par quatre motos de police qui sont partis après la destruction et le tabassage de nos compagnons.

Deuxième exemple  : Pávlos Fýssas « Killah P », un chanteur antifasciste, a été assassiné par les néonazis le 18 septembre 2013, et des témoins confirment que les policiers étaient présents avant même l’assassinat sur les lieux du crime et qu’ils discutaient avec l’assassin. C’est pour ça que c’est vraiment important de lutter à la fois contre le capitalisme et contre le fascisme, ce sont deux luttes qui sont complémentaires et indissociables  [3].

Et les actions du côté des révolutionnaires  ?

Dans le quartier rouge athénien d’Exarcheia, les squats ont été multipliés depuis septembre 2015 en raison de l’arrivée des migrantes et des migrants, dans le but de leur proposer autre chose que les camps atroces qui ont été construits, notamment sous influence française suite à la visite de Bernard Cazeneuve en Grèce et qui, après l’accord UE - Turquie, a lancé la transformation des hotspots en camps de rétention et même en camps de détention.

Il y a bien sûr la lutte antifasciste qui est très importante, il y a un groupe [...] qui a participé, avec le dispensaire médical autogéré, à la reconquête du quartier principal des fascistes dans Athènes […]. Et même si récemment il y a encore eu des attaques à la bombe incendiaire contre ce local  [4], le quartier est au moins bien tenu.

Il y a aussi le groupe Rouvikonas (Rubicon en français), du nom d’un fleuve qu’il ne fallait surtout pas traverser dans la Rome antique sans quoi c’était le début de la fin. C’est un petit peu ça ce qui est dit par ce groupe  : le pouvoir est allé trop loin, l’offensive sera totale même si pour l’instant ce n’est pas l’action directe des années 1970 ou de la fin du XIXe siècle, donc pas d’attaques physiques sur le pouvoir. Mais par contre, il y a une attaque à la fois matérielle et symbolique contre le pouvoir. Matérielle avec la destruction par exemple des fichiers des surendetté.es [...], puis en même temps une attaque symbolique qui est très importante aussi, parce que le pouvoir, c’est avant tout une représentation symbolique qui nous conduit à la servitude volontaire, avec des personnes qu’on met sur un piédestal, qu’on sacralise sous prétexte d’un décorum, d’un ensemble de traditions régaliennes qui font qu’on se soumet à elles.

Donc, destituer le pouvoir politiquement, ça commence par le destituer symboliquement, par le désacraliser. Il n’y a pas seulement des situations de crises très dures qui conduisent les opprimé.es à se remettre en question, ce n’est pas seulement le temps critique qui conduit au temps de la critique, c’est aussi l’imaginaire social qui se travaille, surtout dans notre rapport au pouvoir et à ceux qui décident à notre place de nos vies.

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Première partie de l’entretien-vidéo avec Yannis (chaîne YouTube d’Alternative Libertaire)

Ce rapport au pouvoir se joue aussi avec les médias dominants  ?

Oui. En Grèce, le rapport aux médias du pouvoir est encore plus ferme et radical qu’en France. Je trouve qu’il y a une grande différence, même si bien sûr beaucoup de gens boycottent les médias du pouvoir, et c’est tant mieux. En Grèce, la plupart des groupes font ainsi. Rouvikonas, en particulier, instrumentalise les médias du pouvoir de la façon suivante  : il ne les fréquente pas mais met en ligne régulièrement ses propres vidéos par rapport aux actions qu’il mène, attaquant aussi des lieux de pouvoir très importants (donc qui ne peuvent pas êtres cachés du public), mettant en ligne aussi des communiqués sur Indymédia. Par conséquent, les médias du pouvoir en particulier ne peuvent pas cacher ces événements et en plus, comme Rouvikonas a toujours livré les images pour illustrer ses propos et bien, ils utilisent les seules images qui existent, qui sont celles de Rouvikonas.

Un parallèle à faire entre la Grèce et la France  ?

En Grèce, je pense que les deux phénomènes les plus puissants qu’on voit actuellement, c’est surtout cette radicalité dans l’action directe et ce nouvel internationalisme avec les migrantes et les migrants et les gens solidaires. C’est un petit peu ça peut-être qui manque aujourd’hui en France, c’est ce croisement des rencontres de gens venus d’un peu partout, même si, sur les Zad par exemple, on peut trouver ça. En France vous avez une opportunité très intéressante puisque vous avez un personnage à la tête de l’État qui est vraiment la caricature même de ce qu’est en réalité le pouvoir. Ça tombe bien, vous n’avez pas besoin de démasquer le pouvoir puisqu’il est lui-même démasqué, il est identifié comme tel. Macron est l’archétype même des chefs actuellement de la finance, de l’économie et de la politique. Et puis il est pédant, il est arrogant, enfin il a exactement le trait de caractère qui permet de critiquer et de se moquer de lui. Et enfin il a choisi d’attaquer tout le monde en même temps et ça, c’est très bien parce qu’habituellement, le pouvoir divise pour mieux régner. Là, il attaque en même temps les maisons autogérées pour migtantes et migrants mineur.es, notamment à Brest  [5], il a frappé les zadistes, il a frappé les étudiant.es, les retraité.es sont frappé.es au portefeuille aussi, les cheminot.es, les postier.es et beaucoup d’autres, la sécurité sociale qui touche quand même tout le monde, c’est vraiment une opportunité intéressante de créer une convergence des luttes contre le pouvoir en général.

Propos recueillis par Gabriel et Tom (AL Dijon)

[1Ne vivons plus comme des esclaves en 2013 et Je lutte donc je suis en 2015, également disponibles gratuitement sur Internet ?

[2Ecrivain grec connu pour son roman Alexis Zorba

[3« Grèce, des écoutes révèlent les liens étroits entre Aube dorée et la police », Liberation.fr.

[4Depuis cet entretien, les fascistes grecs ont encore attaqué, à suivre sur le blog de Yannis : blogyy.net

[5Brest.mediaslibres.org

 
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