Alternative libertaire : Actualité d’un socialisme anti-étatique




Lors de son IIe congrès en avril 1993 à Montreuil, Alternative libertaire se penchait sur la question de l’anti-étatisme contemporain. A l’orée des années 1990, le PS puis le RPR déchaînaient l’offensive libérale contre les services publics et la Sécurité sociale, ces anomalies collectivistes incrustées dans la société marchande. AL opérait alors une mise à jour théorique. L’enjeu : distinguer dans le secteur public ce qui relevait du « service public » et de l’utilité sociale, et ce qui relevait du « service de l’État » et du maintien de l’ordre capitaliste. On notera l’emploi fréquent du mot « citoyen », tombé depuis en désuétude dans les milieux révolutionnaires, vu son dévoiement par le moralisme républicain.


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Nous proposons aux révolutionnaires, aux autogestionnaires, de mener un combat anti-étatiste, tout simplement parce que le socialisme authentique c’est la démocratie, et que l’État, c’est l’antithèse de la démocratie. La démocratie c’est le pouvoir exercé par le peuple. Et l’État c’est le centralisme, le pouvoir exercé sur le peuple, du haut vers le bas.

Ou les mots n’ont pas de sens, ou le mot État désigne une machine pyramidale et hiérarchique, qui concentre le pouvoir au sommet, et qui se donne tous les moyens coercitifs et violents nécessaires pour que ce pouvoir centralisé s’impose aux dirigé-e-s. La révolution démocratique reste à faire. Elle substituera à l’organisation étatique du pouvoir un mode d’exercice réel de la souveraineté populaire. […]

Nous sommes porteurs d’un projet alternatif de démocratie autogestionnaire. À l’État, nous opposons la fédération. C’est-à-dire une forme alternative de centralisation/décentralisation, articulant la démocratie directe à une démocratie délégative, limitée et contrôlée, mise au service de la démocratie directe, les grandes décisions étant soumises au mandat impératif de la population.

Nous sommes anti-étatistes parce que l’État est toujours attaché à l’exploitation de classe, et qu’il est aujourd’hui capitaliste. L’État républicain siégeant au-dessus des classes est une fiction. L’État est le corps central du capitalisme, sa première fonction est de le gérer. […] Il est devenu lui-même une super entreprise capitaliste, produisant ou commanditant une part considérable des services et des biens, exploitant plusieurs millions de salariés, et générant à sa tête une classe technocratique et bureaucratique, solidaire de la bourgeoisie et de la technocratie du privé.

Exercer le pouvoir gouvernemental c’est gérer le capitalisme, c’est se fondre, qu’on le veuille ou non, dans la classe dirigeante. C’est pourquoi nous sommes radicalement opposés à toute politique de participation gouvernementale, à toute proposition d’y mener une « autre politique » cette fois-ci « vraiment à gauche ». Il n’y a pas d’espace à gauche au sommet de l’État ; on n’y a d’autre choix que de gérer. […]

La nature contradictoire de l’État moderne

[…] Tout en organisant le pouvoir de la classe dirigeante, l’État prétend assumer une fonction de solidarité sociale et de service public, et une fonction de coordination générale de la société et de cohésion de celle-ci qui est évidemment nécessaire à la population.

Le droit défend les intérêts des couches privilégiées, il impose un ordre social et moral nécessaire à l’exercice de leur domination. Mais contradictoirement il présente des aspects indéniables de défense des libertés individuelles et publiques, de protection des individus et des collectivités, de droits acquis par les couches sociales dominées. […]

La société capitaliste est traversée en permanence par cette contradiction, et l’État est placé au cœur de celle-ci. La tension vers la démocratie ainsi que la lutte des classes agissent depuis deux siècles contre les intérêts des classes dirigeantes […]. Les luttes pour la démocratie, pour le suffrage des femmes, les luttes du mouvement ouvrier, les luttes des populations issues de l’immigration ont imposé des élargissements des libertés, des acquis juridiques, politiques, sociaux. C’est pourquoi on ne peut pas parler de libertés « formelles », mais bien de libertés réelles, arrachées par les luttes ou sur la lancée des luttes, et au moins partiellement contradictoires avec l’étatisme et avec le capitalisme.

Les institutions sont le produit historique d’un compromis entre les classes dirigeantes et la population. Ce compromis est nécessaire au capitalisme : il lui assure un large consensus. Ce compromis est avantageux pour les classes dirigeantes : il enregistre un rapport de forces qui leur est par définition favorable dans cette société. Mais comme tout compromis, il contient des concessions faites aux dominés sous la pression de leurs luttes : des espaces d’expression et des formes juridiques et institutionnelles dont les logiques sont plus ou moins solidaires, égalitaires, démocratiques.

Or ce compromis traverse aujourd’hui une crise profonde. Les classes dirigeantes cherchent, à travers l’« anti-étatisme » des libéraux et des ultra-libéraux, une alternative où les concessions faites aux classes dominées seraient battues en brèche. L’alternative d’un nouvel anti-étatisme libertaire n’en est que plus nécessaire.

La crise de l’État

L’État moderne est en crise dans toutes les grandes métropoles. Cette crise institutionnelle se combine étroitement avec la crise sociale. Elle offre trois aspects : une crise de représentation, une crise de légitimité, et une crise structurelle attachée à l’internationalisation croissante du capitalisme.

1. Crise de représentation de l’État

Le fossé entre ce que les médias appellent « la classe politique » et les citoyens n’est plus contesté par personne. La délégation de pouvoir et la fonction de gestion du capitalisme ont conduit à une professionnalisation des responsables politiques et des élu-e-s qui fonctionnent en couche de technocrates politiques. Les citoyennes et les citoyens réduits au statut d’électeurs se désintéressent de la chose politique d’autant plus que leur avis ne sera pas entendu. Les politiciennes et les politiciens n’expriment ni leurs opinions ni leurs préoccupations. […] D’où la montée de l’abstention, et celle du vote protestataire.

L’extrême droite se nourrit de cette crise. Le Front national […] remet en question le parlementarisme tout en l’utilisant, et il préconise le recours au chef providentiel et à l’État fort. […].

Cette profonde crise de représentativité conforte notre critique du parlementarisme. Une brèche est ouverte dans le consensus. Mais le risque est grand de voir l’extrême droite marquer toujours plus de points, sur fond de démobilisation croissante, si une nouvelle pratique politique ne surgit pas, et à une échelle de masse, permettant aux citoyennes et aux citoyens se reconnaissant dans des valeurs de justice et d’égalité de repartir à la conquête du politique, et d’imposer leur représentation dans la société.

Comment les libertaires peuvent-ils contribuer à cette remobilisation politique ?

Les luttes sociales sont nécessaires, mais elles n’y suffiront pas, même si nous soulignons la dimension politique de ces luttes. Elles n’offrent pas à elles seules les moyens d’une représentation globale dans la société.
La défense d’un projet de société libertaire ne peut pas plus convenir, à lui seul. Il peut inspirer des propositions. Mais sa réalisation est attachée à une rupture révolutionnaire, et celle-ci appelle une situation historique globalement différente de celle d’aujourd’hui.

C’est ici et maintenant que les libertaires doivent faire la preuve de la pertinence de leurs propositions.

C’est pourquoi il nous faut élaborer et proposer :
 un projet de représentation politique authentiquement démocratique ;
 une pratique de contre-pouvoir et de reconquête du politique par les citoyennes et les citoyens eux-mêmes ;
 la constitution d’une forme nouvelle de mouvement politico-social. C’est ce que nous nommons un mouvement large, anticapitaliste et autogestionnaire […].

2. Crise de légitimité de l’État

La crise de légitimité prolonge la crise de représentativité. […]
L’État assure de plus en plus mal à toutes et tous les citoyens le minimum de solidarité sociale et de service public ; la valorisation des profits, pour se poursuivre dans ce contexte de crise, appelle des mesures ouvertement inégalitaires. La crise du modèle de régulation sociale, la mise en place d’une société à plusieurs vitesses, menacent le compromis, le consensus bâti autour des institutions. La crise économique et la crise sociale pèsent donc sur les contradictions inhérentes à la « démocratie » parlementaire et c’est tout le système qui perd sa légitimité.

Les explosions de violence dans les cités et les quartiers d’exclusion aux Etats-Unis et en Europe sont les signes précurseurs de mouvements permanents de colère.

Mais si le parlementarisme et finalement le capitalisme libéral et l’économie de marché perdent progressivement leur légitimité, il n’y aura pas pour autant, en face, la montée automatique, mécanique, d’un projet de transformation autogestionnaire. […]

C’est aujourd’hui, dans les conditions du moment, que les libertaires doivent participer à des mouvements et à des regroupements larges tentant d’apporter un espoir. […] Car l’objectif est bien, face à la crise de légitimité de l’État, que le projet d’autres formes institutionnelles et sociales deviennent légitimes aux yeux des travailleuses, des travailleurs, des jeunes, de la base de la société. Et pour cela, il faut des mobilisations politico-sociales de grande ampleur.

Anti-étatisme : ce qui a changé

Il n’est plus possible de défendre tel quel l’anti-étatisme porté par les courants anarcho-syndicalistes et syndicalistes révolutionnaires de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, parce que les conditions où leurs théories sont apparues ont été depuis bouleversées.

On pourrait distinguer trois versants de l’anti-étatisme ouvrier du début du XXe siècle :
 le refus de participer aux institutions, et le refus d’appuyer les forces politiques qui entendent y participer. […] ;
 le refus d’intervenir dans les débats publics autour des questions touchant les institutions. La question de l’État est reléguée au second plan pour deux raisons : « tout est joué », l’État ne répondant pas à d’autres fonctions que celles de défense des intérêts capitalistes, et les véritables leviers du pouvoir ne se trouvant pas dans les institutions mais dans la production ;
 d’où une stratégie de contre-pouvoir syndical, associatif, mutuelliste. Les travailleurs construisent les bases de leur propre société à l’intérieur de la société capitaliste ; les syndicats et les mutuelles sont destinés à reprendre en charge la société toute entière au moment de la révolution sociale.

Cette forme de l’anti-étatisme ouvrier est née à une époque où le prolétariat était physiquement très minoritaire dans la société, et volontairement marginalisé par un État qui répondait à ses revendications par la répression violente et la mitraille, dans une société où les formes de solidarité était prises en charge directement par les exploités .

Depuis, un siècle s’est écoulé, et les modifications de l’appareil d’État sont très importantes :
 la population active a été largement prolétarisée. Les ouvrières et les ouvriers, les employés, et les couches proches en constituent plus des deux tiers ;
 l’État moderne […] recouvre tout un ensemble de fonctions de solidarité et de service public qui en font un enjeu de lutte et qui rendent difficilement audible un projet de rejet intégral.

Dans la société contemporaine, un projet de reconquête de la société qui s’inscrirait principalement voire uniquement dans les entreprises et autour de la solidarité de classe construite à partir des entreprises ne répond plus aux attentes des travailleuses et des travailleurs. Parce qu’ils ne vivent plus le même type d’exclusion et de rnarginalisation, ils sont porteurs d’aspiration à la citoyenneté dans le monde du travail, et porteurs d’aspirations hors de celui-ci, dans l’espace de la cité. […]

Que faire de l’État ?

[…] À l’illusion d’une politique de changement de gauche du haut vers le bas depuis Matignon et la Chambre, nous opposons une logique de reconquête du bas vers le haut, depuis les communes et les régions, et depuis les luttes dans les entreprises et dans la jeunesse.

Mais, parce que l’État « démocratique » est traversé de contradictions profondes inhérentes à sa nature et qu’il est l’objet d’une crise grave, nous ne nous interdisons pas d’être porteurs de propositions alternatives. […] C’est-à-dire que nous cherchons à identifier et à distinguer, dans les activités recouvertes contradictoirement par l’État moderne, ce que le mouvement social combat, ou devrait combattre selon nous, de ce qui est la trace institutionnelle et sociale de ses luttes. […]

Ce nouvel anti-étatisme social nous conduit à :
 défendre la notion de service public, que nous opposons au développement des logiques commerciales, et aux privatisations ;
 avancer vers un projet alternatif de services publics d’utilité sociale.

Nous ne pouvons nous satisfaire d’une démarche défensive et conservatrice. Opposer, dans l’État, la fédération à l’État, c’est défendre une autre conception : des services publics entièrement tournés vers une logique d’utilité sociale, d’égalité, et de protection de l’environnement. Des services publics autogérés, en lien étroit avec les usagères et les usagers, dégagés de la tutelle des États, réorganisés autour de deux pôles : les régions, et l’Europe, et dotés des moyens suffisants pour pouvoir échapper aux contraintes du marché.

Alternative Libertaire, avril 1993

 
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