1913 : Les patrons déclarent la guerre aux travailleurs de Dublin




D’août 1913 à janvier 1914, Dublin a été le théâtre d’un affrontement social de grande ampleur lorsque les patrons unis décident de fermer leurs usines pour enrayer la progression d’un nouveau syndicalisme radical qui reste aujourd’hui encore incarné par la figure de Jim Larkin. Nos camarades du Workers Solidarity Movement (membre d’Anarkismo) proposent une interprétation de cet évènement opposée au récit nationaliste qui le réduit à une simple étape de la marche vers l’indépendance.

Jim Larkin haranguant la foule ouvrière pendant le lock-out de 1913.

En 1913, Dublin est une ville de forts contrastes. Pour beaucoup d’employeurs et de propriétaires terriens, c’est une ville de bals, de concerts et de domestiques pour satisfaire leurs moindres besoins. Pour la plupart des travailleuses et travailleurs, c’est une ville d’emploi précaire et de bidonvilles puants où la maladie se répand inexorablement. Pour citer Charles Cameron, officier médical en chef à Dublin : « Dans les logements des plus pauvres, les graines des maladies infectieuses germent aussi sûrement que dans une serre ».

Des milliers de personnes travaillent 60 heures par semaine pour un salaire leur permettant tout juste de subsister. En moyenne, les femmes sont payées deux fois moins que les hommes. Les salaires des adolescents, également nombreux à travailler, sont encore plus dérisoires.

New unionism

Lorsque le premier congrès des syndicats irlandais se tient en 1894, seules 17.476 personnes sont syndiquées. Il y a bien des corporations d’artisans à Dublin, mais la plupart tiennent une ligne conservatrice et nouent de commodes alliances avec les patrons.

On associe généralement la naissance du «  new unionism  » à James Larkin et James Connolly  [1]. L’Irish Transport & General Workers Union (syndicat irlandais des ouvriers et des transports) voit le jour le 4 janvier 1909. Il ne dispose alors pour tout local que d’une seule pièce dans un immeuble et d’un mobilier spartiate  : « Deux chaises, une table, deux bouteilles vides et une chandelle ».

Les grèves et les lock-outs  [2] se multiplient, montant en puissance, depuis le grand conflit de Belfast de 1907 qui voit les ouvriers dockers protestants et catholiques joindre leurs forces jusqu’à la grève des vendeurs de journaux de Dublin en 1911.

Un élément central de ce mouvement est la pratique des grèves de solidarité, que James Connolly analyse comme « la reconnaissance par la classe ouvrière de son unité essentielle ». Parmi de nombreux exemples de cette pratique, on peut citer le refus des dockers de livrer les marchandises à des entreprises dont les employés sont en grève.

Entre 1911 et 1913, le syndicat obtient des victoires significatives, principalement grâce à cette stratégie de grèves de solidarité. Son nombre d’adhérents augmente et il s’étend à de nouvelles professions. Grâce à sa forte implantation dans les transports, les flux de marchandises peuvent être interrompus à tout moment en fonction des mouvements de grèves.

Contre-offensive patronale

En réponse, 400 des plus gros employeurs de Dublin lancent à leurs employés un ultimatum  : démissionnez du syndicat ou promettez de ne jamais y adhérer, sinon vous perdrez votre emploi. Les grands propriétaires terriens les imitent rapidement. Ces patrons sont menés par William Martin Murphy, ancien député irlandais nationaliste et propriétaire de la compagnie de tram, d’hôtels et d’un grand magasin entre autres. Il possède également les journaux Irish Independent, Evening Herald et Irish Catholic.

Le 21 août 1913, presque 200 hommes et adolescents de la compagnie de tram sont évincés de leur travail pour ne pas avoir renoncé à leur appartenance syndicale. Cinq jours plus tard, Murphy reçoit un sacré choc. A 10 heures, les conducteurs sortent les écussons du syndicat et se les plantent à la boutonnière. Puis ils descendent de leurs trams, les abandonnant en pleine rue.

Les ouvriers et ouvrières de Dublin mènent une résistance héroïque contre le lock-out généralisé qui commence alors. Femmes et hommes quittent les usines plutôt que de quitter le syndicat. Ainsi, au début du mois d’octobre, environ 30.000 personnes sont déjà renvoyées. Trente-deux syndicats se battent pour les droits des ouvriers des transports et pour la liberté syndicale.

Les grands moyens

Dès le début de la lutte, la collusion entre les patrons et l’État britannique apparaît clairement, notamment lorsque Larkin est arrêté pour avoir conseillé aux ouvriers de se défendre contre les attaques de la police. Mis en liberté sur parole, il doit être l’orateur principal lors d’un meeting géant au centre de Dublin le 31 août. Le meeting est interdit, mais Larkin annonce qu’il s’exprimera malgré tout.

Tout Dublin attendant de voir s’il tiendra sa promesse, les rues sont bondées. Soudain, un homme barbu apparaît au balcon de l’Hôtel Impérial, détenu par Murphy. Larkin se débarrasse de la fausse barbe. Mais alors qu’il commence à parler, il est immédiatement arrêté. La police charge brutalement la foule à coups de bâton, s’acharnant sur les hommes, femmes et enfants renversés dans la rue. Les hôpitaux accueillent des centaines de victimes ce soir là.

Répression
La police charge les grévistes pour les disperser.

Cette brutalité est mise en œuvre systématiquement dans toute la ville. Un des incidents les plus scandaleux a lieu lorsque la police attaque un bloc d’immeubles du centre ville où résident de nombreux grévistes. La charge est donnée à 2 heures du matin, un lundi. Les résidents sont battus quels que soient leur âge ou leur sexe, y compris un bébé de quelques mois, leurs maisons sont mises à sac.

Lors d’autres attaques, la police défonce le crâne de James Nolan, jeune syndicaliste, et bat à mort John Byrne. Alice Bradley, gréviste de 16 ans, succombe après qu’un briseur de grève armé lui a tiré dessus. Michael Byrne, un des secrétaires locaux du syndicat, meurt peu après avoir été relâché par la police.

La solidarité, nerf de la guerre

Face à ces attaques, Larkin déclare que les ouvriers et ouvrières doivent s’armer pour se défendre, ce qui mène à la création de l’Irish Citizen Army (Armée des citoyens irlandais), une milice ouvrière armée de gourdins et de battes pour se protéger de la police et des briseurs de grève  [3].

Solidarité
Un navire décharge des vivres envoyés aux grévistes irlandais par les syndicats anglais.

Les syndicats de Grande-Bretagne sont solidaires et récoltent 150.000 livres pour Dublin, ce qui représente énormément à cette époque  [4]. Les bateaux de vivres envoyés par le Trade Union Congress (la grande confédération syndicale britannique) permettent de maintenir l’élan. Mais à mesure que la grève se prolonge, les souffrances augmentent.

Malgré d’énormes efforts, comme l’installation d’une cuisine géante au siège du syndicat, les enfants des grévistes commencent à souffrir de la politique de famine organisée par Murphy.

Faim
La foule des grévistes attend l’arrivée de l’aide alimentaire.

Par solidarité, des Britanniques proposent d’accueillir des enfants chez eux en attendant que la situation s’améliore. Malgré des assurances sur le fait que les enfants pourront garder leur religion, le Dr. Walsh, archevêque de Dublin, s’oppose à cette initiative. Pour lui, si on envoie les enfants vivre dans des maisons confortables avec trois repas par jour, ils n’accepteront jamais de revenir dans leurs bidonvilles. Ainsi, des gangs menés par des prêtres tentent d’empêcher les enfants de prendre le bateau ou le train.

Les employeurs, sentant qu’ils sont sur le point de gagner, refusent de donner des garanties pour que les salarié-e-s ne soient pas victimes de discriminations lorsqu’ils ou elles seraient réembauché-e-s. A partir de janvier 1914, la reprise du travail commence. Un mois plus tard, il y a encore 5.000 personnes qui
résistent dans la plus extrême pauvreté, les derniers tenant jusqu’en mars.

Cette défaite est des plus amères. Les anciens grévistes sont victimes de discrimination, le syndicat est au bord de la faillite financière et le nombre d’adhérents au plus bas. Mais dès octobre 1915, il est assez fort pour sortir victorieux d’une lutte dans le port de Dublin. Murphy essaye bien une fois encore d’évincer les grévistes, mais cette fois ses amis refusent de le suivre car les coûts sont trop importants. Et en 1921, le syndicat renforcé avec 120.000 adhérents et adhérentes garde en mémoire la lutte héroïque de 1913 qui a contribué à créer une conscience et une solidarité de classe parmi les ouvriers et ouvrières de Dublin.

Alan MacSimoin.
Traduction David (AL Alsace)


LE LARKINISM AU-DELÀ DES MYTHES

Le lock out de 1913 est un événement majeur dans l’histoire de la classe ouvrière irlandaise. Les six mois de lutte qui déchirèrent Dublin virent l’opposition sans précédent entre un nouvel esprit militant dans le syndicalisme et le capitalisme local.

Syndicaliste
Jim Larkin pendant le lock-out

Le mot syndicalism [5] a aujourd’hui disparu du discours politique et syndical irlandais, bien qu’il fût central dans les débats de cette période.

Dans son journal, The Irish Independent, William Martin Murphy s’en prenait régulièrement au syndicalisme, par exemple à la une du numéro du 21 septembre 1913 où figurait un ouvrier aux yeux bandés (sur le bandeau était inscrit le mot  syndicalism) et sa famille qui le suppliait de retourner travailler. Murphy attaqua fréquemment ce concept dans ses discours, mais quelle était sa vraie signification et pourquoi ce terme engendra-t-il une telle peur parmi les grands patrons de Dublin et les syndicalistes conservateurs ?

John Newsinger écrit dans son ouvrage Rebel City que le larkinisme « était une révolte contre l’autorité des employeurs, un rejet de la place qui était donnée à la classe ouvrière dans la société et [qu’]il contenait les germes d’une opposition cohérente à la classe des patrons et au système capitaliste. Tel était certainement ce que croyaient les gens à l’époque ».

Larkin croyait au pouvoir du « One Big Union » (un seul grand syndicat regroupant tous les secteurs) et pensait que l’action industrielle était le premier moyen par lequel la classe ouvrière pourrait renverser le capitalisme. Dans un discours prononcé vers la fin du mouvement, il déclara que « les employeurs ne connaissent pas de division en secteurs. Ils nous donnent le titre de “classe ouvrière”. Soyons fiers de ce terme. Construisons donc LE syndicat et ne nous contentons pas, comme aujourd’hui, de 1.100 syndicats séparés agissant tous différemment. Lorsqu’un syndicat fait l’objet d’un lock-out ou lorsqu’il est en grève, les autres syndicats ou sections sont ou apathiques ou se comportent en jaunes. Il faut mettre fin à cette casse organisée des grèves ».

Un élément central de la philosophie politique de Larkin était la grève de solidarité. Bien qu’elle fût largement condamnée par la presse bourgeoise à l’époque, les mots d’un observateur indépendant semblent résonner de vérité lorsqu’il parle de l’hypocrisie des employeurs qui condamnaient la grève de solidarité alors qu’ils n’avaient « aucun problème de conscience à recourir au lock-out de solidarité ».

Le lock-out, une défaite pour le mouvement syndical  ?

Il est clair que la lutte qui se prolongea jusqu’en 1914 peut être considérée comme un échec de la classe ouvrière organisée en Irlande. Pourtant, nous pouvons tirer certaines leçons de cette lutte et avoir une approche de gauche de ces événements. Un aspect de la période que la gauche tend à oublier est le rôle des médias dans la lutte. Tandis que The Irish Independent et les autres publications de Murphy avaient la capacité d’attaquer Larkin et le mouvement syndical, Larkin parvint à diffuser l’idéologie socialiste auprès d’une grande partie de la classe ouvrière de Dublin grâce au Irish Worker, lancé en 1911.

C. Desmond Greaves a noté que si Larkin avait sans doute surestimé sa diffusion, toutes les estimations raisonnables de l’époque montrent que ce journal syndical à la base touchait effectivement un lectorat de masse. Alors que le journal nationaliste du Sinn Féin se vendait entre 2.000 et 5.000 exemplaires, le journal de Larkin se vendait jusqu’à 25.000 exemplaires par semaine pendant le mouvement.

Au début de 1914, des pans entiers de la classe ouvrière dublinoise retournent au travail, promettant même de prendre leurs distances avec le larkinisme à l’avenir. Cependant, comme l’a montré Greaves, l’un des effets principaux du lock-out « sur les travailleurs de toutes les industries fut de renforcer leur conscience d’appartenir à une même classe ».

La solidarité extraordinaire durant le mouvement, non seulement entre les travailleurs et travailleuses de Dublin mais aussi avec ceux et celles plus éloignés qui les soutinrent financièrement de manière cruciale, doit nous inspirer aujourd’hui. La classe ouvrière irlandaise se réaffirmera en diverses occasions pendant ce qu’on appelle communément la «  période révolutionnaire  » de l’histoire irlandaise. Par exemple, lors du mouvement contre la conscription en 1918, les travailleurs et travailleuses de toute l’île déposèrent les outils et arrêtèrent les machines pour protester contre l’impérialisme et la guerre.

Le nationalisme, émancipation ouvrière ?

Pourtant, l’État qui émergea de l’indépendance n’honora aucune des promesses faites à la classe ouvrière par les nationalistes irlandais pendant les années de révolte. La répression des luttes dans le monde du travail dans l’Irlande nouvellement indépendante montre à quel point quasiment rien n’a changé pour la classe ouvrière après 1922. Il est difficile de ne pas soutenir la conclusion tirée par l’historien Cathal Brennan dans son étude des grèves des services postaux en 1922 (la première grève importante dans le nouvel État irlandais) : « malgré la naissance d’un État souverain et indépendant (au moins pour les 26 comtés), les aspirations contenues dans le Programme démocratique de Dáil Éireann en 1919 semblaient aussi lointaines qu’auparavant ».

Le lock-out ne doit pas simplement être vu comme une partie du récit nationaliste des années 1912-1913, mais comme la confrontation la plus significative entre travail et capital dans l’histoire irlandaise. Que cette confrontation ait eu lieu sous le drapeau britannique, ou sous celui de l’Irlande indépendante, n’a aucune incidence sur la lutte des classes. Nous devons nous rappeler qu’à bien des égards ce qui a commencé en 1913 n’est pas encore achevé dans une Irlande où des travailleurs et travailleuses ne disposent toujours pas aujourd’hui de la reconnaissance de leur droit à se syndiquer sur leur lieu de travail.

Donal Ó Fallúin (WSM). Traduction David (AL Alsace)

[1James Larkin est un syndicaliste né à Liverpool en 1876 de parents irlandais. Il a été envoyé en Ecosse, aux Etats-Unis puis en Irlande pour développer le syndicalisme, ce qu’il fait dans un esprit radical et en unissant catholiques et protestants. James Connoly est né à Edimbourg en Écosse de parents irlandais en 1868. Militant et théoricien marxiste, il participe au Parti travailliste indépendant (scission de gauche du Parti travailliste).

[2Le lock out est une sorte de « grève patronale » qui consiste à fermer provisoirement une usine pour contrer une grève ou un mouvement ouvrier en prévenant une éventuelle occupation de l’usine ou pour pousser les non-grévistes, qui ne sont plus payés, contre les grévistes.

[3Les battes seront remplacées par des fusils lorsque l’ICA participera au soulèvement de Pâques 1916.

[4Cette dette sera remboursée lors des grèves de mineurs britanniques en 1984-1985, l’Irlande étant le pays qui enverra le plus de soutien financier par habitant.

[5Le terme syndicalism désigne le syndicalisme de lutte de classes, prôné par Larkin, alors que trade-unionism, terme habituellement employé désigne les syndicats corporatistes de secteurs et de branches qui ont des revendications plus matérielles et réduites.

 
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