1920 : Sacco et Vanzetti, martyrs de la guerre sociale




Le 5 mai 1920, aux États-Unis, deux militants anarchistes d’origine italienne, Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti, sont appréhendés par la police de New York, dans un contexte social d’une extrême violence. Accusés d’un crime qu’ils n’ont pas commis, ils sont condamnés à la chaise électrique. Initiée par leurs camarades, la campagne pour leur amnistie, passionnelle, va gagner le monde entier.

Tandis qu’en août 1914, l’Europe basculait dans la guerre, le plus souvent avec l’assentiment d’un mouvement ouvrier qui trahissait ses idéaux internationalistes, aux États-Unis, la lutte des classes s’intensifiait. L’influence des syndicalistes révolutionnaires de l’Industrial Workers of the World (IWW) s’étendait et marquait de nombreux conflits sociaux [1]. Actions directes, attentats et sabotages pimentaient cette situation sociale tendue [2].

L’entrée en guerre des États-Unis aux côtés des Alliés, en avril 1917, est tombée à point pour justifier le déchaînement d’une féroce répression contre l’« ennemi de l’intérieur » : syndicalistes, révolutionnaires, anarchistes et pacifistes en tous genres. Dès septembre, Charles Schenck, membre du Parti socialiste d’Amérique (PSA) est emprisonné pour avoir diffusé des tracts contre la conscription. Mais l’ennemi principal, ce sont les wobblies [3]. En 1918, pas moins de 101 d’entre eux passent en procès, dont le fameux Big Bill Haywood. La lutte contre le pacifisme mène l’inculpation de près de 900 personnes, parmi lesquels de nombreux anarchistes comme Emma Goldman.

S’appuyant sur des textes comme l’Espionage Act de 1917 ou encore le Sedition Act de 1918, le ministre de la Justice Palmer et ses agents organisent une série d’opérations contre le « péril rouge » qui ne cessent pas avec l’armistice. En 1919 sont organisées des rafles de Russes suivies d’expulsions. En janvier 1920 encore, 4 000 personnes sont expulsées [4].

Le 25 février 1920, Andrea Salsedo ouvrier imprimeur anarchiste est arrêté, considéré comme l’un des organisateurs des groupes anarchistes italiens de l’État de New-York. Incarcéré et torturé dans une cellule du ministère de la Justice, son corps est retrouvé le matin du 3 mai au pied du building, vraisemblablement « suicidé » par la police.

Dans ce contexte de quasi guerre sociale, une partie des militants et militantes révolutionnaires, comme Sacco et Vanzetti, prônent l’autodéfense ouvrière. Un militant « sérieux » est, pour eux, un militant armé.

Deux immigrés devenus révolutionnaires

Comme beaucoup d’anarchistes, Sacco et Vanzetti font partie de ces migrants et migrantes qui sont massivement arrivés d’Europe à la fin du XIXe siècle, à la recherche d’une existence moins difficile [5]. Nicola Sacco, né en 1891 dans la région des Pouilles, a quitté l’Italie en 1908 et a débarqué à Boston. Bartolomeo Vanzetti est quant à lui né en 1888 dans le Piémont. Les difficultés économiques et la mort de sa mère, en 1908, l’ont poussé à traverser l’Atlantique.

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Menottés, Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti, ici
le 9 avril 1927, étaient des militants ouvriers, anarchistes
et pacifistes.

Alors que Sacco est parvenu à se faire embaucher comme fraiseur, Vanzetti est licencié d’une usine pour faits de grèves en 1916 et est devenu poissonnier ambulant.

C’est après avoir quitté l’Italie qu’ils ont découvert le militantisme, au contact des wobblies et de l’anarchisme. Comme une grande partie des anarchistes italiens des États-Unis, leur pensée est influencée par l’insurrectionnalisme de Luigi Galleani [6].

C’est par le biais de la politique que Sacco et Vanzetti ont été amenés à se rencontrer une première fois, en 1917, alors qu’ils se réfugiaient au Mexique pour échapper à la conscription. De retour à Boston après la guerre, ils ont été extrêmement actifs dans le mouvement, notamment pour le soutien aux prisonniers politiques.

Le profil de Sacco et Vanzetti correspond à l’idée que la police se fait des criminels qu’ils recherchent pour les affaires de droit commun. La veille de Noël de l’année 1919, dans la ville de Bridgewater (Massachusetts), une camionnette transportant une importante somme d’argent est attaquée. La camionnette percute un arbre, mais les assaillants prennent la fuite sans même s’emparer du butin potentiel. Interrogés par la police, les convoyeurs donnent le signalement d’un homme portant une moustache.

Le 15 avril 1920, dans la ville de South Braintree, important bassin industriel en banlieue de Boston, deux hommes armés tuent l’intendant et le responsable de la sécurité d’une usine et repartent aussitôt à bord d’une voiture avec 16.000 dollars.

Dans la nuit du 5 mai, la police arrête Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti. Les enquêteurs sont sûrs de tenir les coupables des crimes de Bridgewater et de South Braintree. Sacco, moustachu, est accusé du premier coup. Pour le second, ce sont les deux anarchistes qui sont mis en cause.

Un meurtre qu’ils n’ont pas commis

Lors de leur arrestation, les deux Italiens étaient armés de pistolets. Rien d’extraordinaire, pourtant, dans le contexte de terreur policière marquée par l’assassinat de Salsedo.

Défendus, au départ, par un avocat « ordinaire », Sacco et Vanzetti se voient rapidement secourus par des avocats militants, embauchés par le comité de soutien qui s’est illico mis en place. D’autant que les deux camarades risquent la peine de mort.

Rien n’y fait, la justice tient ses coupables. L’acharnement du procureur général Frederik Gunn Katzmann est impitoyable. Réactionnaire, il est un habitué des procès contre les révolutionnaires. Quant au juge Thayer, chargé du procès, il est connu pour détester aussi bien les immigrés italiens que les anarchistes.

En juillet 1921, la sentence tombe : Sacco et Vanzetti sont condamnés à mort. S’ensuivent plusieurs années d’appels et de contre-appels qui n’innocenteront jamais Sacco et Vanzetti.

Les groupes anarchistes, tant en Italie qu’aux États-Unis, vont alors initier une campagne internationale de soutien à Sacco et Vanzetti. Affaiblis par la répression, les mouvements radicaux ont une audience relativement faible aux États-Unis. Néanmoins, il vont peu à peu faire connaître la cause de Sacco et Vanzetti.

Dans le passé, les campagnes en faveur d’Alfred Dreyfus ou de Francisco Ferrer ont pu bénéficier d’une médiatisation et d’un surcroît de popularité grâce à l’intervention d’intellectuels de renom. Les comités de soutien à Sacco et Vanzetti y travaillent.

L’un des premiers intellectuels à prendre parti est, en 1924, l’écrivain et critique littéraire Henry L. Mencken. Viendra ensuite Felix Frankfurter, professeur de droit à Harvard, qui publiera en 1927 un article remettant en question l’ensemble du procès. Mais globalement, l’engagement des intellectuels radicaux sera assez tardif.

Quant au PCUSA [7], ce n’est qu’en 1927, une fois l’affaire véritablement « lancée », qu’il s’engagera. Et de façon passablement problématique, puisqu’il tentera d’en monopoliser l’expression et de faire de la campagne de soutien un tremplin pour sa propre propagande, encore peu répandue au sein du prolétariat américain.

Avec ces différents renforts, la campagne prend néanmoins de l’ampleur, à tel point que des grèves de soutien et des échauffourées éclatent à partir d’août 1927. Dans les cités ouvrières de New York, de Los Angeles, de Boston, de Pennsylvanie ou du Michigan, des milliers de travailleurs et de travailleuses réclament la grâce des condamnés. Des affrontements se solderont par des centaines de blessés et d’arrestations.

Anarchistes et communistes au coude à coude

Mais c’est sans doute au niveau international que le mouvement de soutien est le plus exemplaire, propagé d’abord par le mouvement anarchiste, malgré sa faiblesse numérique. Tous les continents sont touchés : Amérique du Sud, Océanie, Afrique, etc.

La France n’est pas en reste et l’Union anarchiste a été pionnière en la matière. Elle organise les premiers meetings de soutien dès septembre 1921, soit deux mois après la condamnation à mort de Sacco et Vanzetti. Et dès le 6 octobre, l’UA et le PCF, à peine formé et pas encore hostile aux anarchistes, lancent un rassemblement commun.

Le 19 octobre, une militante de l’UA, May Picqueray, expédie une grenade dans un paquet-cadeau à l’ambassadeur des États-Unis à Paris [8]. L’attentat ne fait aucune victime, mais l’objectif de Picqueray est atteint : les médias s’emparent de l’affaire.

Deux jours plus tard, un grand meeting de 8 000 personnes témoigne de l’engagement de l’ensemble des organisations du mouvement ouvrier : UA, PCF, JC, Comité de défense sociale, minoritaires de la CGT (alors en cours d’exclusion et qui formeront la CGTU quelques semaines plus tard), Jeunesses syndicalistes, Association républicaine des anciens combattants et Fédération ouvrière et paysanne des anciens combattants (liée à la CGT).

Néanmoins l’unité ne dure pas. Dès le 23 octobre, par crainte des affrontements, le PCF modifie le parcours de la manifestation centrale qui devait marcher sur l’ambassade américaine. Colère à l’UA, qui décide de rompre avec le PCF. Chaque camp politique va désormais mener sa propre campagne, séparément.

« Électrocutés ! le prolétariat les vengera ! »

En 1925, un gangster d’origine portugaise, Celestino Madeiros, confesse le crime de South Braintree, innocentant de fait Sacco et Vanzetti. Aussitôt, leurs avocats interjettent appel devant la Cour suprême du Massachusetts... qui les renvoie devant le juge précédent. Et Thayer refuse de prendre en compte cet aveu.

Une seconde requête devant la Cour suprême, en 1927, aboutit au même résultat.

Manifestation du 7 août 1927 à Paris.
Manifestation du 7 août 1927 à Paris, à l’appel du PCF et de la CGTU. Le lendemain, la grève générale à l’appel du PCF et de ses satellites sera assez peu suivie.

Manifestation du 7 août 1927 à Paris, à l’appel du PCF et de la CGTU. Le lendemain, la grève générale à l’appel du PCF et de ses satellites sera assez peu suivie.

En dernier recours, une pétition est présentée au gouverneur de l’État. Celui-ci refuse la grâce des deux anarchistes qui ont pourtant toujours nié toute participation au crime dont on les accuse.

Malgré un mouvement national et international de solidarité, Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti sont exécutés sur la chaise électrique le 23 août 1927 à minuit.

L’information fait rapidement le tour du monde. À New York des milliers d’hommes et de femmes se regroupent en apprenant la nouvelle, et la colère ouvrière se fait entendre dans toute la ville. Des mouvements violents éclatent.

En France, la réaction n’est pas moins véhémente. Vingt heures avant l’exécution, 20.000 personnes étaient rassemblées au Pré-Saint-Gervais, sous une pluie battente, pour réclamer l’amnistie. Quand la nouvelle tombe, dans la journée du 23, l’émotion est immense. Le Libertaire sort une édition spéciale, ainsi que L’Humanité qui titre : « électrocutés ! le prolétariat les vengera ! » Le soir même, plusieurs milliers de personnes défilent dans les rues où les forces de l’ordre sont omniprésentes. La manifestation tourne vite à l’émeute, des cafés et des magasins sont pillés, des ébauches de barricades sont dressées. À minuit, le calme revient malgré les quelques 250 arrestations et la centaine de manifestants blessés, dont beaucoup de femmes et d’enfants. Mais la police également a payé : 124 blessés dans ses rangs.

Un peu partout dans le monde d’autres manifestations éclatent spontanément à la mémoire de Nicola et Bart. Les paroles que Sacco et Vanzetti avaient crânement lancées à leurs juges semblent alors résonner dans le monde entier : « Cette agonie sera notre triomphe. »

Guillermo (AL Angers)


DE L’IMMIGRATION À LA RÉHABILITATION

1908 L’année où Sacco d’un côté, Vanzetti de l’autre, débarquent aux États-Unis, est aussi celle du « péril anarchiste » : de nombreux attentats sont attribués au mouvement libertaire.

1909 Sacco est embauché à l’usine Milford Shoe Company.

1912 Grande grève du secteur textile
de Lawrence animé par les anarchistes Ettor et Giovannitti, emprisonnés
à la suite de ces événements.

1916 Vanzetti mène la grève
de la Plymouth Cordage Company.
Sacco, lui, est arrêté pour avoir animé un meeting en faveur des mineurs
en grève du Minesota.

1917 Les États-Unis entrent en guerre. Sacco Vanzetti font connaissance
alors qu’ils s’enfuient au Mexique
pour échapper à la conscription.

1918 Sedition Act qui condamne tous propos hostiles au gouvernement.

24 décembre 1919 Hold-up
de Bridgewater.

25 février 1920 Arrestation
de l’anarchiste Salsedo, assassiné
le 3 mai.

15 avril Hold-up avec meurtre de South Braintree.

5 mai Arrestation de Sacco et Vanzetti.

6 mai Création du Comité de défense Sacco-Vanzetti.

11 juin Vanzetti est inculpé
pour le hold-up de Bridgewater.

11 septembre Sacco et Vanzetti
sont inculpés pour les crimes
de South Braintree.

14 juillet 1921 Sacco et Vanzetti
sont condamnés à mort.

Septembre 1921 Premiers meetings
de soutien en Europe.

29 octobre au 5 novembre Requête
pour un nouveau procès.

24 décembre Le juge Webster Thayer rejette la requête pour un nouveau procès.

Mai 1922 à avril 1923 Quatre autres requêtes pour un nouveau procès.

1er octobre au 8 novembre 1923 Le juge Thayer examine les cinq premières requêtes.

Mai 1924 L’Immigration Act établit
un système de quota sur l’immigration.

1er octobre Le juge Thayer rejette
les requêtes supplémentaires.

18 novembre 1925 Le gangster Celestino Madeiros avoue le crime de South Braintree.

11 janvier 1926 Appel contre le juge Thayer plaidé devant la Cour judiciaire suprême du Massachusetts.

12 mai Rejet de la Cour suprême.

26 mai Requête pour un nouveau procès suite aux déclarations de Madeiros.

23 octobre Thayer rejette la requête.

27-28 janvier 1927 Appel contre le juge Thayer devant la Cour suprême
du Massachusetts.

5 avril La Cour suprême soutient
une nouvelle fois Thayer.

8 août En France, la grève générale pour sauver Sacco et Vanzetti, à l’appel de la CGTU, n’est guère suivie.

23 août Après de multiples délais, Sacco et Vanzetti sont exécutés
à minuit. Manifestations et émeutes dans plusieurs pays.

23 août 1977 Réhabilitation de Sacco
et Vanzetti.


[1Larry Portis, IWW, le syndicalisme révolutionnaire aux États-Unis, Spartacus, 1985 (réédition 2003).

[2Howard Zinn, Une Histoire populaire des États-Unis. De 1492 à nos jours, Agone, 2002.

[3Surnom donné aux membres de l’IWW.

[4Lire « 1917 : La répression s’abat sur les IWW », dans Alternative libertaire n°165, septembre 2007.

[5Ronald Creagh, L’Affaire Sacco et Vanzetti, les Éditions de Paris, 2004.

[6Théoricien et propagandiste anarchiste insurrectionnaliste italien exilé aux États-Unis de 1901 à 1919.

[7Parti communiste des États-Unis d’Amérique, d’obédience marxiste-léniniste, fondé en 1919.

[8May Picqueray, May la réfractaire, mes 81 ans d’anarchie Éditions libertaires, 2003.

 
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