1937 : Le mouvement libertaire français et la révolution espagnole




Quand le 19 juillet 1936 les masses ouvrières d’Espagne, organisées principalement au sein de la CNT-FAI, répondent au soulèvement militaire, les libertaires français laissent exploser leur enthousiasme. Divisé jusqu’alors, le mouvement anarchiste hexagonal, dont les principales organisations sont l’Union anarchiste (UA), la CGT-SR (syndicaliste révolutionnaire) et la Fédération anarchiste de langue française (FAF), s’unit. Actes de solidarité active se succèdent, des volontaires franchissent la frontière combattre l’offensive franquiste.

Au lendemain de l’écrasement du pronunciamiento (coup ­d’État) dans une grande partie de l’Espagne, Le Combat Syndicaliste, l’organe de la CGT-SR, la branche anarcho-syndicaliste du mouvement libertaire français, titrait en une : « Devant la Révolution espagnole : fascistes bas les pattes ! » En parallèle, le bureau confédéral (BC) de la CGT-SR envoyait le communiqué suivant : « À la CNT, à la FAI, aux travailleurs : le BC de la CGT-SR est fier de constater que ce sont les travailleurs de la CNT-FAI qui ont été les facteurs décisifs de la lutte contre le fléau fasciste. Il a la conviction qu’à la faveur de cet événement la CNT saura s’emparer de la gestion économique et sociale du pays et instaurer le communisme libertaire. »

Une raison d’exister

L’enthousiasme des libertaires français devant les événements espagnols et ses réalisations révolutionnaires s’explique par la chance historique qu’elle représente pour eux.

La CGT-SR, comme l’UA et la FAF, ont du mal à faire entendre leur voix en France. Le poids du PCF et de la SFIO est tel dans le mouvement ouvrier que les libertaires et leurs idéaux sont méconnus. On a eu encore, il y a peu, la preuve de l’impuissance des libertaires français face aux événements. Lors des grèves de mai-juin 1936, les appels de ceux-ci qui dénonçaient les accords de Matignon et appelaient la classe ouvrière à poursuivre les occupations d’usine et à mettre la machine économique en marche sous le contrôle des travailleurs et des travailleuses, n’avaient eu que peu d’échos face aux directives du PCF. Ce dernier, par l’entremise, de son dirigeant Maurice Thorez, avait convaincu les travailleurs qu’il fallait savoir « terminer une grève ». Et tout le monde était rentré à la maison.

L’historien Jean-Pierre Roux résume cette chance historique que représente la révolution espagnole : « Au-delà des Pyrénées, pour la première fois, les idées anarcho-syndicalistes s’expérimentent à grande échelle. Il s’agit donc de ne pas laisser cette chance historique, de démontrer, face au communisme dévoyé par le bolchevisme, l’actualité et la valeur d’un idéal individuel et communautaire. » Face à la politique de non-intervention de Léon Blum et l’arrêt d’envois d’armes à l’Espagne républicaine, à partir du 8 août 1936, les libertaires français savent qu’ils ne devront compter que sur eux. Le gouvernement Blum est accusé « d’avoir porté un coup de poignard dans le dos de la révolution espagnole ». Qu’à cela ne tienne, « la parole reste donc au prolétariat lui-même », concluent-ils.

Souscriptions et causeries

À l’appel de la CNT-FAI, les organisations libertaires françaises s’unissent afin de faire face ensemble à l’énorme travail de solidarité. En août 1936, naît ainsi le Comité anarcho-syndicaliste pour la défense du prolétariat espagnol (CASDLPE). Faisant table rase de ses divisions, l’heure est à l’unité : l’enjeu espagnol est de taille. En effet, pour Pierre Besnard, leader de la CGT-SR, une victoire libertaire en Espagne, pourrait avoir des conséquences considérables au niveau international. Dans une Europe en proie aux appétits grandissants des États autoritaires, et en premier chef, l’Allemagne de Hitler, la donne changerait radicalement, si un vent révolution­naire devait venir souffler ­d’outre-Pyrénées.

Le CASDLPE publie un appel où il invite les compagnons de province à mettre sur pied des comités similaires afin de coordonner l’effort de solidarité autour de Paris. Bientôt, ce seront plus de vingt-cinq comités locaux et centres de ravitaillements qui couvriront le territoire. En novembre 1936, le CASDLPE sera même étendu à la Belgique.

Un journal hebdomadaire d’information, L’Espagne antifasciste, est crée afin de faire face à la désinformation des journaux de gauche, L’Humanité ou Le Populaire, comme ceux des journaux contrôlés par le groupe Havas « aux ordres des puissances fascistes » selon le CASDLPE. Au reste, toujours dans un souci d’information, le CASDLPE diffuse des films fournis par les services de propagande de la CNT-FAI, des expositions sont organisées (« L’Espagne antifasciste »), des affiches (« Des armes pour l’Espagne antifasciste ! ») sont éditées, des brochures publiées.

Dans le cadre spécifique de la solidarité, le CASDLPE organise différentes souscriptions et collectes d’argent auprès des adhérents libertaires mais aussi auprès des collègues au travail. La CGT-SR, qui est membre de l’AIT, et dont Pierre Besnard gère le secrétariat, n’est pas en reste. Une souscription est mise en place au sein de l’Internationale anarcho-syndicaliste. Des collectes d’un autre type sont aussi organisées. Elles sont destinées aux familles des militants et militantes libertaires parti.es comme volontaires combattre en Espagne. Dans ce cas là, l’argent récolté va d’une part auprès du volontaire, via des envois de colis, et de l’autre vers sa famille (car bien souvent le salaire familial dépend du mari).

En dehors des collectes et souscriptions, un énorme effort de propagande est réalisé à travers la tenue de dizaines de meetings (que l’on appelle à l’époque des « causeries »). Le succès de ces meetings est réel. À Paris, les meetings du CASDLPE alternent et se succèdent dans les salles de la Mutualité et de Wagram. Le 26 août 1936, plus de 5 000 personnes assistent et vibrent ainsi aux exploits de la « glorieuse CNT-FAI ».

« Des armes pour l’Espagne ! »

Malgré l’engouement pour les meetings, et malgré le franc succès des souscriptions, le problème majeur qui subsiste encore est le manque d’armes. Ce constat est sans cesse relayé dans la presse libertaire. Et de fait, si les colonnes communistes et socialistes sur les fronts bénéficient d’un armement qui, à défaut d’être moderne, est relativement abondant, il n’en est pas de même pour celles de la CNT-FAI. Contre cet état de fait, la CGT-SR multiplie les appels pour « armer la révolution ».

Plus que la politique de non-intervention du gouvernement Blum, c’est l’embargo sur les armes qui pose problème. En effet, comment passer des armes en Espagne ? Les frontières sont bien gardées par la police, et si elle tolère jusqu’à un certain point le passage des hommes, des femmes et des vêtements en direction de l’Espagne, elle n’en exerce pas moins un contrôle strict du transit d’armes. Dine, militant de la CGT-SR à Toulon est ainsi arrêté à la frontière franco-espagnole en possession « d’un certain nombre d’automatiques, exactement onze ». Accusé de « trafic d’armes », lors de son procès, le juge d’instruction lui demandant d’expliquer son geste, il répond avec humour : « Apporter ces armes de la même façon que l’on apporte des fleurs à la femme d’un ami pour lui faire plaisir. » Cet argument ne suffira pas à convaincre ses juges. Il est condamné à quatre mois de prison.

Les libertaires, malgré les difficultés, mettent sur pied des réseaux afin d’acheminer des armes sur le territoire espagnole. Nicolas Faucier, militant de l’Union des anarchistes, témoigne, évoquant le rôle stratégique de la ville de Perpignan : « Plusieurs camions de 4 à 5 tonnes circulaient chaque semaine entre Paris et Barcelone, transportant vivres, vêtements et médicaments, le tout camouflant armes et munitions de plus en plus efficaces et de plus en plus importantes. »

Le trafic d’armes est, néanmoins, largement insuffisant pour couvrir les énormes besoins que nécessite la lutte antifasciste. La CGT-SR a beau adopté lors de son VIe Congrès une motion demandant au gouvernement Blum la levée de l’embargo sur les armes, les frontières restent fermées au passage d’armes. Bientôt le passage même des hommes et des femmes sera scrupuleusement réglementé.

Volontaires et comités de liaison

La fermeture des frontières ne dissuade pas, pour autant, tous les élans de solidarité qui naissent en Europe et en France. C’est ainsi que plusieurs centaines de libertaires français se retrouvent sur le sol espagnol. Parmi eux, les plus nombreux sont les exilés espagnols et italiens qui avaient fui depuis les années 1920 les dictatures de Primo de Rivera et de Mussolini.

Le départ des volontaires se fait le plus souvent en groupe. Afin d’éviter toute tentative d’infiltration ou de noyautage des milices sur le front, un contrôle efficace est pris en charge par les CAS. Tout individu désirant se rendre en Espagne, combattre dans les colonnes de la CNT-FAI, doit au préalable se faire recenser par les comités de soutien français. Ces comités délivrent, et sont les seuls habilités à le faire, un certificat attestant l’activité militante du candidat. Ce filtrage est rendu nécessaire par les événements. La CNT-FAI craint les « mouchards » et recommande la plus grande vigilance aux CAS.

Munis de lettres de recommandation des CAS, les volontaires se dirigent vers les villes frontières où s’effectuent les passages : Bourg-Madame et Cerbère. De l’autre côté de la frontière, ils sont accueillis au siège de la CNT-FAI. Là, ils sont logés dans un des hôtels réquisitionnés par les AS espagnols, qui leur fournissent un laissez-passer qui porte le cachet de la CNT-FAI. La prochaine étape sera la caserne Pedralbes où ils seront aguerris au maniement des armes.

Sur le front, si des militants et militantes libertaires de France rejoignent la Colonne de fer ou celle d’Ortiz, la plupart sont affectés à la Colonne Durruti sur le front ­d’Aragon. C’est le cas de Sail Mohamed. Né en Kabylie, il est chauffeur mécanicien de profession et actif à la commission « indigène » de la CGT-SR. Arrivé en septembre 1936 en Espagne, il est nommé commandant de la section française (la centurie Sébastien Faure) du groupe international de la Colonne Durruti.

Si une partie des volontaires sur le sol espagnol rejoint le front, la majeure partie d’entre eux sont néanmoins affectés à des tâches non militaires, en particulier à un travail de solidarité effective depuis deux centres : Barcelone et Puigcerdá, sièges des comités de liaison de langue française. Leur but : accueillir les volontaires et les réfugiés fuyant l’avancée des armées de Franco, jouer un rôle d’intermédiaire entre la CNT-FAI et les organisations libertaires françaises, diffuser des informations en direction de la France.

Le Comité de liaison de Barcelone est situé au siège régional de la CNT-FAI et fut crée en juillet 1936 sous les auspices du comité régional de la CNT-FAI. Ce comité regroupe des militants et militantes de la CGT-SR mais aussi de l’UA et de la FAF. C’est au siège de ce comité que résident les délégués permanents de la CGT-SR auprès de la CNT-FAI. Parmi eux, nous retrouvons ­l’anarcho-syndicaliste Aristide Lapeyre. Il a pour fonction la gestion du bureau de propagande de la CNT-FAI en direction de la France et des miliciens de langue française. Il intervient régulièrement sur les ondes de la radio de la CNT-FAI pour remonter le moral des volontaires français. Il envoie, enfin, toutes les semaines des nouvelles venues des différents fronts à la rédaction du Combat syndicaliste, reproduites sous la rubrique « Informations d’Espagne ».

Les libertaires français se déchirent

Le comité de liaison de Barcelone, comme celui d’ailleurs de Puigcerdá, existeront jusqu’à mai 1937. À cette date, des dissensions internes, en particulier entre la CGT-SR et la CNT-FAI aboutissent à leurs dissolutions. C’est que la révolution espagnole ne se résume pas, pour les libertaires français, à se montrer solidaires des camarades espagnols. Et si l’œuvre sociale de cette révolution, comme l’idée de combattre le fascisme les armes à la main, enthousiasment les militants et militantes de la CGT-SR, de l’UA et de la FAF, il n’en est pas de même quant aux prises de positions politiques de la direction de la CNT-FAI.

En effet, la participation gouvernementale de la CNT-FAI aux gouvernements de la Generalitat de Catalogne et de Madrid, en octobre et novembre 1936, est appréciée de manière différente. Pour les libertaires espagnols, il s’agit ponctuellement d’adhérer au Front populaire antifasciste le temps de battre les armées de Franco. Pour la CGT-SR et la FAF, l’alliance des forces révolutionnaires (CNT-FAI, POUM) et des défenseurs de l’ordre républicain (communistes, modérés, socialistes, catalanistes) est une erreur fondamentale. Alliance interclassiste, elle met, par là même, en danger le devenir de la révolution sociale.

La dissolution du comité des milices antifascistes puis des différentes institutions révolutionnaires comme les événements de Mai 37 ne font que renforcer le fossé entre l’axe CGT-SR/FAF et la direction de la CNT-FAI. Un fossé qui aura de lourdes conséquences au sein du mouvement libertaire français, l’UA (à l’exception de Sébastien Faure), au contraire, adoptant une position acritique vis à vis des renoncements et trahisons de cette même direction de la CNT-FAI [1].

Jérémie Berthuin (AL Gard)

 
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