Big Brother : Un vrai partenariat public-privé




Les terrifiantes capacités de surveillance qu’ont les États contemporains serait nulle sans le secteur commercial. Réseaux sociaux, ordiphones, cartes bancaires, géolocalisation... Ils constituent l’infrastructure de la surveillance étatique. Pour la déjouer, il faut commencer par prendre ses distances, tant que faire se peut, avec cet univers.

Nous vivons dans une société de surveillance : disons-le clairement, une fois pour toutes. Il s’agit d’une mutation majeure du capitalisme moderne, fruit d’avancées scientifiques, de choix technologiques et de reculs démocratiques, qui aboutit à l’émergence d’un assemblage entre États et géants de l’Internet. Le danger que fait peser la surveillance sur les populations (et a fortiori les contestataires) ne vient pas de l’État, ni de Google-Alphabet ou autre Facebook, mais de la symbiose de ces deux types d’acteurs.

Sur le plan scientifique, la surveillance repose sur des découvertes en mathématiques et en informatique théorique (algorithmique, logique), dans la théorie des graphes notamment, ou encore dans le traitement du signal, les statistiques ou les mégadonnées (big data en anglais). Les progrès dans ces domaines permettent de traiter des données toujours plus lourdes, nombreuses, et structurées de manière complexe.

Ces découvertes peuvent être appliquées à la technologie de bien des manières différentes, mais dans la Silicon Valley, le progrès humain est évidemment loin d’être une priorité ; c’est l’enrichissement qui motive les choix de développement, tandis que les applications progressistes sont mises au placard.

C’est ainsi qu’Internet est envahi par des publicités toujours plus ciblées. C’est également ce qui explique les investissements colossaux pour rénover la charte graphique des dernières versions de Windows ou de l’iPhone, pendant que les chercheurs et chercheuses en cryptographie, capables d’aider la population à protéger sa vie privée, peinent à obtenir des financements.

Parallèlement à cette course au profit des entreprises, les États agitent l’épouvantail du terrorisme pour justifier un arsenal de lois sécuritaires toujours plus menaçant, qu’il s’appelle Patriot Act aux États-Unis ou « loi de programmation militaire » en France [1]. Les garde-fous démocratiques contre les abus du renseignement, souvent gravés dans la loi au sortir de la Seconde Guerre mondiale, tombent certes un à un, mais il ne faut pas s’y tromper : ces lois sécuritaires ne font que rendre légales des pratiques d’ores et déjà courantes des services secrets, jusque-là illégales mais rendues publiques par des lanceurs d’alerte comme Edward Snowden.

Apple s’achète une vertu à bon compte

C’est au croisement de ces deux dynamiques – logique du profit et surveillance commerciale d’un côté, contrôle étatique des populations de l’autre – que se construit la société de surveillance capitaliste et autoritaire, avec les moyens techniques des uns et la volonté politique des autres. La collaboration est avérée (on se souvient des révélations Snowden) et, pire encore, parfois proactive : certaines entreprises ne se contentent pas d’obéir aux injonctions légales, mais anticipent les attentes des États et fournissent leurs données sans y être contraintes, en usant très souvent d’un double discours.

Pensons à Apple qui, fin 2017, s’est publiquement opposée à l’injonction du FBI de lui livrer les clés de chiffrement de certains iPhone, et a pu ainsi se faire passer à peu de frais pour une ardente défenseure du droit à la vie privée… après avoir été impliquée jusqu’au cou dans PRISM, ce formidable programme américain de surveillance de masse qu’a rejoint Apple en octobre 2012, en donnant au FBI et à la NSA un accès libre à toutes les données que l’entreprise pouvait posséder sur ses utilisateurs et utilisatrices.

Une telle mutation du capitalisme n’aurait pas pu être mise en œuvre par un seul de ces deux acteurs. Bien que les patrons de Google-Alphabet ou de Facebook se soient publiquement positionnés pour la fin de l’anonymat sur Internet, ils n’ont pas la capacité politique d’imposer ce type de changement. Inversement, sans ordiphones (smartphones, en anglais) dans nos poches pour nous géolocaliser ou écouter nos conversations, sans cartes bancaires pour suivre nos déplacements et nos achats, sans sites web financés par la pub pour pister notre navigation et sans réseaux sociaux pour déterminer nos profils de consommateurs, les capacités de surveillance de masse seraient très limitées.

Petit exercice d’imagination : la Résistance, pendant la Seconde Guerre mondiale, aurait-elle pu tenir plus de quelques mois dans un quotidien envahi de caméras, d’ordiphones, et où chaque interaction avec un dispositif numérique laisse une trace potentiellement compromettante ?

Se dégager de l’emprise des Gafam

Si cette perspective est inquiétante, il est pourtant possible d’agir collectivement pour nous protéger. Même si le risque zéro n’existe pas, on réduira significativement la menace qui pèse sur nous, nos proches et les camarades avec qui nous sommes en contact en se dégageant autant que possible de l’emprise des Gafam et autres dispositifs commerciaux de capture de données : ne pas créer de compte Facebook, utiliser des logiciels libres, opter pour des fournisseurs d’accès libristes et autogérés, mais également privilégier les paiements en liquide, voire même empêcher l’installation du compteur Linky, etc.

Mais la démarche ne peut pas, et ne doit pas être qu’individuelle : à un problème politique, il faut opposer une solution politique. C’est pour cela qu’Alternative libertaire, lors de son dernier congrès, s’est résolument engagée en faveur du logiciel libre et des alternatives aux Gafam et a créé en son sein un groupe de travail dédié.

Le groupe de travail libriste d’AL


PÉKIN VEUT PASSER DE LA FICTION À LA RÉALITÉ

Les fans de la série télévisée Black Mirror sont habitués aux projections dans un futur technologique glissant doucereusement vers un totalitarisme ouaté, parfois brutal. L’épisode « Nosedive », par exemple, met en scène un déploiement de l’emprise de l’État au plus profond de la vie des citoyennes et des citoyens par l’enrôlement des réseaux sociaux et de l’industrie de la surveillance commerciale.

Cela n’a rien de fictionnel  : c’est très exactement ce qu’entend mettre en œuvre le gouvernement chinois avec son projet de Système de crédit social (SCS), d’ici à 2020. Au commencement, le groupe Alibaba (l’équivalent chinois d’Amazon) a développé pour le site de rencontre Baihe un système de notation consistant à calculer, pour chaque individu, un score de santé financière et d’intégration sociale afin d’objectiver numériquement qui est un « bon parti »… et qui ne l’est pas.

L’idée de l’État chinois est d’élargir ce système à toute la société, donc d’attribuer à chaque habitante et habitant un score global calculé en fonction de ses diplômes, de son assiduité à s’acquitter de l’impôt, des infractions commises, de ses habitudes de consommation, de ses prises de positions politiques, du score de ses fréquentations, etc.

Ce score conditionnera l’accès à certaines écoles, à certains postes dans l’administration, au crédit, voire aux transports en commun et autres services publics. Pour se saisir de toutes les données générées par le secteur commercial en ligne, la bureaucratie du Parti communiste chinois n’aura eu qu’à tendre la main.


Les autres articles du dossier :

[1Jérôme Hourdeaux, « “La République sur écoute” : enquête sur une surveillance de masse », sur Mediapart, 8 octobre 2015.

 
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