Chronique du travail aliéné : Armand*, responsable financier dans une banque




La chronique mensuelle de Marie-Louise Michel (psychologue du travail).

<titre|titre="Nous somme là pour tondre le client">

Depuis vingt ans, nous avons déménagé sans cesse. Ma femme en avait par dessus la tête de changer de ville tous les trois ans, elle ne pouvait jamais travailler. On vivait dans ses meubles d’étudiante, ça ne valait pas le coup de s’installer. Mais elle admirait mon ambition. J’avais la niaque. Je me suis fait tout seul. Mon père était ouvrier, ma mère faisait des ménages. Arriver directeur de service financier, c’était la réussite.

J’ai un peu plus de cinquante ans, mais maintenant quand je me retourne, je vois que j’ai juste bossé comme un con. Ma valeur principale, je le disais, c’était « la surqualité du travail ». Je rentrais vers 20 heures ou 21 heures, et ma femme ne me reprochait rien. On vivait pour la banque. J’étais dans mon sketch et puis quand nous avons été rachetés je passé de n°1 à n°2. Je n’étais pas payé en retour de mon investissement. Maintenant je suis en surnombre, j’ai un peu peur de l’avenir. J’avais un logement de fonction, mais ils ont perdu 15 milliards de dollars avec la crise, alors ils les vendent. Et je me retrouve dehors.

Notre établissement change beaucoup, surtout depuis le rachat par un grand groupe étranger. Nous perdons notre temps à réparer ce que nous avons fait, corriger des anomalies. Ils nous mettent une pression folle. Le process administratif est très très lourd, il faut se justifier de tout…On bricole. Un jour nous foutons un gros client dehors ; le lendemain, nous allons le rechercher à genoux. Tout se décide à Londres. Nous, on passe pour quoi, après ça ?

Mon meilleur ami était un collègue de vingt ans à la banque. Il est mort cette année d’un cancer. Sale coup... Lui qui avait un mental d’enfer. J’ai changé, je ferai moins dans la qualité ; de toute manière, on ne peut plus. Je ne trouve plus d’intérêt à ce travail. Nous sommes là pour tondre le client… alors qu’on annonce qu’il est « au centre », bien entendu. Il paraît qu’il faut continuer… Mais pourquoi faire ? La valeur de l’action a triplé dans les trois derniers mois. Ça ne repose sur rien ; c’est du vent ; ils n’ont pas encore compris malgré la crise. Encore douze ou treize ans à tirer avant... Avant quoi, d’ailleurs ? Plus rien ne m’intéresse.

• Seul le prénom est modifié, le reste est authentique.

 
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