journal de bord

Combattant volontaire au Rojava #07 : « Une ligne antinationaliste claire »




« Il faut, je l’affirme, critiquer les erreurs et les fautes que nous commettons ici, au Rojava. Chaque révolution a ses tares. Je demande simplement à ce que l’on prenne en compte la réalité du terrain avant tout jugement puriste hâtif. »


Nous répercutons ci-dessous le journal de bord, publié sur Facebook, d’un militant révolutionnaire francophone au sein des YPG. Il partage ses analyses, ses critiques, et relate les temps forts de son parcours. Un indispensable témoignage humain et politique.

Les intertitres et notes de bas de page sont de l’équipe web d’AL.

Lire les autres épisodes ici.


Académie militaire des YPG pour volontaires étrangers, Rojava, le 21 janvier 2017

Mises au point : Comme je l’ai précisé, la connexion étant chronométrée à la minute près, mes messages sont souvent écrits à la hâte et j’en suis navré. Je vais essayer autant que possible de les préparer à l’avance mais nos journées étant bien chargées, je ne garantis rien.

Enfin, en ce qui concerne la sécurité, je vous rappelle que :

  1. Les posts étant pour la plupart publics, vous aimez/commentez/partagez à vos risques, comme sur une page ;
  2. quand ceux-ci sont vagues, qu’ils manquent de précisions ou de détails, c’est sans doute parce que je ne peux pas parler de tout ;
  3. quand ils vous semblent trop précis, c’est certainement parce que les informations qu’ils contiennent sont déjà connues, du moins par nos ennemis, que ce soit le MIT [1], le GRK, Daech ou les services de renseignements occidentaux. D’une manière générale si j’ai un doute sur la sensibilité d’une information, je demande aux kurdes ce que je peux écrire ou non. En parlant de ça, je préfère être honnête avec vous, la DGSI sait que je suis ici.
  4. Le Rojava, et le Kurdistan en général, est une région où les « secrets de polichinelle » sont courants. De fait, s’il m’arrive de faire des allusions plus ou moins subtiles à la géopolitique locale et à ses acteurs, j’espère que votre bon sens ou votre connaissance de la situation locale vous permettront de comprendre. Si ce n’est pas le cas, vous pouvez toujours demander à des gens bien renseignés.

Ces mises au point étant faites, je vais maintenant essayer de répondre de façon groupée aux différentes questions, parfois redondantes, que j’ai reçues (néanmoins je vous assure que ça me fait plaisir que vous vous intéressiez à la situation) :

Pourquoi ne pas dire dans quel canton/région/ville nous nous trouvons ?

Par sécurité bien sûr. La localisation de l’académie doit rester confidentielle. Elle est au Rojava, c’est tout ce qu’il y à savoir.

Pas la peine de chercher : ces montagnes sont là pour illustrer, elles ne peuvent indiquer l’emplacement du camp YPG.

Pourquoi si peu d’images et de vidéos ?

Il y a plusieurs raisons à cela.

La sécurité encore, parce qu’un plan large peut en dire beaucoup sur là où nous nous trouvons.

Ensuite parce que chez beaucoup de volontaires étrangers il y a cette insupportable tendance à faire le poseur en mode Rambo, et chaque jour qui passe le confirme. Il y a des personnes qui viennent ici pour chercher la médiatisation, pas politique, mais personnelle. Certains même, je vous jure que c’est véridique, ne viennent que pour les photos : ils restent une semaine à un mois, posent avec les armes, et repartent directement. Je n’ai rien contre le fait de faire des photos, avec ou sans armes, mais en faire tous les jours, comme certains le font, tient du narcissisme maladif.

L’unique médiatisation acceptable est donc celle qui vise à faire parler de la situation politique et sociale, de l’engagement philosophique, bref, de la ligne fabuleuse (ouais je récidive c’est terrible).

J’ai une caméra style GoPro avec moi, je vous assure que je compte m’en servir, mais la majorité des vidéos ne seront sans doute jamais disponibles sur Facebook. Peut-être les mettrai-je sur internet à mon retour, si retour il y a.

Pour les photos, je vous promets d’en prendre. Je sais que le folklore révolutionnaire sur la lutte armée joue beaucoup, alors je vous supplie de ne pas vous intéresser qu’à cela, même si cela fait partie intégrante de notre culture militante.

Il y a tant de choses que j’aimerais vous montrer mais on ne peut pas tout prendre en photo. Et la situation revêt déjà une trop grande gravité, alors je compte bien continuer à déconner, y compris pour les images, tant que je peux. Une révolution sans déconne est une révolution qui déconne. Le mieux reste donc que vous veniez voir de vos propres yeux (si ça continue je vais créer une commission recrutement).

Pourquoi autant parler de l’aspect sportif ?

Ici, on fait la guerre, certes, mais on participe avant tout à une révolution. Une révolution imparfaite, incomplète, critiquable, mais qui demeure néanmoins l’une des plus grande chance qu’ait jamais eu notre camp de triompher.

En cela, tous les camarades sont les bienvenus. Le problème est qu’il nous faut des soldats (je hais ce terme sans doute autant que vous mais c’est bien de cela qu’il s’agit pourtant), pas de la chair à canon (bien que parfois certaines décisions stratégiques laissent perplexes, je vous en parlerai après l’avoir personnellement vécu). Une personne qui présente déjà de sérieuses difficultés à l’entraînement n’aura que peu de chances au front. De même, et je l’ai observé il y a quelques jours, que si elle panique lors d’une attaque, même simulée, elle se met en danger mais met aussi ses compagnons en danger.

Mais pour celles et ceux qui auraient peur de ne pas suivre le rythme, je vous rassure, le Rojava a aussi besoin de civils spécialisés dans certains domaines (voir le site Ypg-international.org). Sachez néanmoins que vous devrez suivre la formation militaire minimale, ne serait-ce que pour savoir utiliser une arme. L’autodéfense populaire, nous la mettons ici en pratique.

Sachez aussi que vous aurez à faire une longue marche pour traverser la frontière. Obligez-vous donc à faire du sport, je ne saurais que trop insister sur ce point.

En quoi précisément consiste la formation ?

Comme je l’ai précisé dans l’un de mes précédents messages, elle se répartit entre sport, cours, et pratique.

Le sport commence dès le réveil, et met l’accent sur l’endurance, le renforcement musculaire, et l’assouplissement. Cela fonctionne très bien pour qui se donne la peine de se forcer. Chaque jour, la séance augmente en intensité. Nous faisons les exercices plus longtemps, nous les répétons plusieurs fois. Chaque jour est donc plus difficile et fatiguant. Comme je vous le disais, nous sommes moins de la moitié à parvenir à suivre le rythme. Mais ceux qui sont en difficulté ne sont pas exclus pour autant. Ils font simplement du mieux qu’ils peuvent.

Les cours sont parfois longs, mais ont le mérite de se vouloir interactifs. Il est atterrant de voir que beaucoup de volontaires viennent ici sans ne rien connaître de l’histoire et de la géopolitique du Kurdistan et de la Syrie.

Nous étudions donc la socio-histoire de la région, la géopolitique actuelle, la langue et l’idéologie. Les YPG tiennent à ce que nous parlions des bases de kurde kûrmanjî avant d’être affecté à une unité.

Le reste de la formation concerne l’aspect strictement militaire : mises en situation, entraînements au tir avec différents types d’armes, marches de nuit, études de tactiques et stratégies, etc.
Enfin, il nous faut nous occuper du bon fonctionnement du camp : cuisine, entretien et ménage, garde.

C’est quoi le cours d’idéologie ? Quelle est la ligne politique précise là-bas ?

« Idéologie » est un terme que vous entendez souvent ici. Il a parfois tendance à remplacer la religion. De nombreux YPG/YPJ opposent d’ailleurs l’idéologie apoïste (celle d’Öcalan, qui pourrait presque faire figure de dieu) à la religion (islam en premier lieu) : la majorité a été élevée dans la religion musulmane, et nombreuses et nombreux sont celles et ceux à l’avoir abandonnée et à ouvertement la critiquer actuellement, comme un concept contre-révolutionnaire et régressif.

Pour ce qui est de l’apoïsme, on peut en faire une définition assez large. Je vous la résume brièvement : c’est une idéologie politique issue des écrits et de la pensée d’Abdullah Öcalan, qui depuis qu’elle est apparue n’a cessé de muer. Je dis bien muer, car elle reste socialiste (au sens révolutionnaire) dans tous les cas, et cela je peux l’affirmer aux plus sceptiques. D’abord marxiste-léniniste, elle est devenue davantage libertaire après qu’Öcalan ait lu Murray Bookchin. Elle revendique maintenant le municipalisme libertaire comme base sociale, et le confédéralisme démocratique comme cadre politique. D’où la sympathie grandissante des anarchistes pour le Rojava.

Ce en quoi l’apoïsme est singulier, c’est qu’il s’attache en particulier au cas spécifique du Kurdistan. Il revendique l’autodétermination du peuple kurde. Avant sous la forme d’un État-nation socialiste, à présent sous celle d’un territoire autonome, sans État ni gouvernement. D’où la réussite naissante de la révolution.

Mais plus qu’une idée politique, l’apoïsme est une philosophie de vie, influencée notamment par le zoroastrisme (Zarathoustra, ça vous dis quelque chose ?). Les trois préceptes principaux sont :

  • Pense bien/juste.
  • Parle bien/juste.
  • Agis bien/juste.

Öcalan parle donc d’une révolution intérieure avant tout, là où tout doit commencer. Il estime ainsi que tout révolutionnaire doit se poser ces trois questions :

  • Que faire ?
  • Comment faire ?
  • Où commencer ?

L’humilité, l’antimatérialisme, le partage, la bienveillance, l’écologisme etc, sont des notions dont est imprégné l’apoïsme. À noter qu’Öcalan est d’ailleurs végétarien et ne mange pas d’œufs, et que ses plus fidèles amis refusent que l’on tue des animaux si ce n’est pas par besoin (vous aurez droit à une anecdote à ce sujet au prochain message).

Voilà pour résumer l’apoïsme. Il faut savoir que des millions de personnes se réclament de l’apoïsme, malgré parfois des divergences politiques flagrantes. C’est en fait toute la gauche et l’extrême gauche kurde qui s’en réclament, de l’anarchiste au marxiste, du trotskyste au staliniste, du communiste libertaire au syndicaliste maoïste, du socialiste parlementaire au guérillero des montagnes du Bakûr [2]. Et c’est grâce à l’apoïsme que toutes ces tendances parviennent, généralement, à ne pas se mener une guerre de chapelles.

Il n’y a donc pas de ligne politique précise hormis celle du municipalisme libertaire et du confédéralisme démocratique. Ces concepts sont à mon sens trop fades et pas assez radicaux. Des apoïstes loyaux, de ceux qui viennent du Nord Kurdistan (absence de subtilité x 100), partagent mon avis mais considèrent qu’il ne s’agit là que d’une étape, pour concilier progressisme social et changement des mentalités.

C’est tout de même problématique
cette alliance avec les impérialistes occidentaux,
américains en premier lieu, non ?

Oui ça l’est, et les camarades kurdes le reconnaissent totalement. Le changement socio-politique actuel cherche justement à ne pas paraître trop extrême pour ne pas s’aliéner tous les alliés de circonstance. D’où cette réserve pour parler de révolution, et privilégier le terme « processus révolutionnaire » dans nos milieux militants puristes et trop-révolutionnaires-parfaits-t’as-vu.

Mais il faut comprendre la réalité du terrain : d’abord, brusquer la population, fatiguée par des années de guerre, n’est pas souhaitable. Le peuple est le fondement du changement socio-politique au Rojava, sans lui, pas de révolution. Ensuite, sans l’appui des « démocraties occidentales », les YPG-YPJ seraient condamnés à sacrifier des milliers de vies supplémentaires pour arriver à la victoire. Je ne dis pas que les Kurdes auraient perdu la guerre sans le soutien aérien, mais ils en auraient payé le prix cher, cela est certain. Chaque frappe aérienne sauve des combattants révolutionnaires.

Avons-nous le luxe de les refuser ? J’encourage les camarades à en débattre.

Ensuite, les Rojavis savent pertinemment que cette alliance n’est que temporaire, le temps d’abattre Daech. Un général YPG a fait, il y a de ça quelques semaines, un communiqué qui illustre bien la situation du Rojava face à l’Occident : cette alliance est vouée à disparaître puisque le projet socialiste du Rojava ne peut qu’entrer en conflit avec les intérêts capitalistes, des occidentaux en premier lieux. Ce n’est pas pour rien si l’Otan est si réticente à fournir un autre type d’aide que l’appui aérien et les quelques forces spéciales envoyées sur le terrain. Alors qu’en ce qui concerne le Parti démocratique du Kurdistan (PDK, le parti mi-libéral mi-conservateur de Barzani, le président du GRK), ce sont des centaines de millions de dollars qu’il reçoit, plus des armes et de l’équipement en tout genre, ainsi que des formateurs militaires, alors que ses troupes sont bien moins efficaces sur le terrain que ne peuvent l’être les YPG-YPJ. Voilà pourquoi les peshmergas (à quelques exceptions près) constituent un ennemi supplémentaire pour le Rojava.

Il faut, je l’affirme, critiquer les erreurs et les fautes que nous commettons ici, au Rojava. Chaque révolution a ses tares. Je demande simplement à ce que l’on prenne en compte la réalité du terrain avant tout jugement puriste hâtif.

Et le PKK dans tout ça ?

Un autre de ces fameux secrets de polichinelles. Officiellement, il n’y a pas de PKK en Syrie et au Rojava. Juste les YPG/YPJ.

Pour éviter toute accusation d’apologie du terrorisme, je me contenterai de dire que sans le PKK, il n’y aurait pas de Rojava, mais Daech se porterait par contre beaucoup mieux.

Mais les YPG-YPJ ne sont qu’en Syrie ?

Non, ils sont aussi en Irak, et heureusement. Connaissez vous l’histoire de la bataille de Şengal [3] ? Cette ville du Kurdistan irakien est principalement peuplée de yézidis, la minorité la plus opprimée par Daech. Étant dans la partie irakienne, ce sont donc les peshmergas, les soldats du GRK, qui étaient chargés de sa protection. L’année dernière, l’État Islamique avançait en masse sur cette ville. Peu avant que Daech ne lance l’offensive, les peshmergas ont fuit en vitesse, laissant des centaines de milliers de civils sans aucune défense. Ce qu’il faut préciser, c’est que les soldats du GRK avaient au préalable récupéré toutes les armes des civils en leur disant : « Vous n’en n’aurez pas besoin, nous nous chargeons de vous protéger. » Ceci est un exemple parfait de l’État qui cherche à désarmer le peuple. Les gens de Şengal se retrouvaient donc sans soldats ni armes.

Daech est arrivé et le massacre a commencé. L’État islamique a dit aux sunnites présents dans la ville d’écrire le mot « sunni » sur leur porte, pour qu’ils échappent au massacre. C’est ainsi que des voisins normalement solidaires ont choisi de laisser les non-sunnites se faire tuer en masse, sans chercher à les aider d’aucune façon. Et malgré des appels à l’aide à l’international, personne n’a répondu, et Barzani et ses peshmergas se sont bien abstenus de fournir le moindre soutien. Daech a fait installer une batterie antiaérienne sur une colline surplombant la ville. Ils s’en sont servi pour tirer sur les civils qui étaient dans la ville. Şengal est devenue l’une de ses nombreuses ville martyre.

C’est alors qu’un vieux yézidi, un de ces vieux renfrognés qui semble toujours faire la gueule, a pris avec lui un couteau, et a rampé toute la nuit jusqu’à la position de la batterie antiaérienne. Il a tué les trois daechiens qui la gardait.

Quelques jours plus tard, une vieille générale des YPG est arrivée avec seulement 7 soldats. Les YPG-YPJ ont ensuite ouvert un couloir pour faire passer des renforts du PKK, et ensemble, ils ont commencé à attaquer les positions de Daech, qui s’est rapidement retrouvé en difficulté. Ils ont repris la ville, avec un armement limité, et alors qu’ils étaient dix fois moins nombreux.

Ils ont ordonné aux derniers peshmergas qui s’apprêtaient à fuir la zone alentour (des espaces ruraux que Daech n’avait pas encore attaqué) de leur laisser leurs armes et leur équipement, en leur disant « Nous, nous défendrons la ville ». Et ils l’ont fait, au prix de nombreuses vies, alors que l’ennemi les surpassait en nombre et en armement. Ce qui restait de Şengal a finalement été sauvé et Daech repoussé.

À présent, une armée locale, les YBŞ, calquée sur le modèle des YPG, défend la ville, et est alliée aux YPG-YPJ. Les civils qui ont survécu ont fuit, pour beaucoup d’entre eux. D’autres vivent dans des tentes, au milieu de la neige, aux abords de la ville. Ils n’ont plus de maison. Certains demeurent, et tentent de reprendre une « vie normale ».

Barzani a ordonné au PKK de quitter la zone. Ce dernier a refusé, soutenu par la population civile. Barzani a tenté la menace d’une attaque, sans succès. Les États-Unis sont eux aussi fortement dérangés par la présence des YPG et surtout du PKK en Irak.

Quel est le moment le plus marquant que tu aies vécu jusqu’à maintenant ?

Peut-être la cérémonie d’hommage aux martyrs (en kurde, martyr se dit şehîd). Il faut comprendre que la figure du martyr, dans la culture locale, est très importante. Le révolutionnaire tombé au combat devient héros. Des écoles, des parcs, des salles, portent son nom. Des gens, depuis la France, me disaient qu’il y avait quelque chose de gênant et presque malsain dans cette culture du martyr. Je suis le premier à l’admettre, mais j’avoue trouver cette critique assez hypocrite quand elle vient de la part de citoyennistes qui ne voient aucun problème quand il s’agit d’école Jean-Jaurès, de salle Jean-Moulin, de rue Guy-Môquet.

Toujours est-il que cette cérémonie était symboliquement et humainement forte. Nous sommes arrivés après avoir transité par le QG local, qui est un complexe militaire situé en haut d’une grande colline, qui vous offre un panorama assez impressionnant.

La cérémonie (le terme est peut-être biaisé, il n’y avait aucune dimension religieuse dans cet hommage) en elle même se passait dans la plaine, à quelques kilomètres au pied des montagnes enneigées. Le site est récent, il s’agit d’un cimetière construit pour les soldats tombés au combat. Des tombes de marbre s’alignent sur plusieurs centaines de mètres, les plus récentes ne comportent que des parpaings et attendent d’être recouvertes du dallage de marbre blanc. Une pelleteuse creuse en avance d’autres tombes, à l’arrière du cimetière. Un grand bâtiment neuf et blanc, circulaire, avec plusieurs niveaux de colonnes romaines, se tient sur l’un des côtés du cimetière. Il y a un air de panthéon ou de temple romain. À l’intérieur, des piliers en faux bois encerclent un plafond décoré avec l’étoile rojavi. Cela rappelle quelque peu le style soviétique. Un peu pompeux peut-être, mais harmonieux. Cet édifice servira de musée des martyrs. Face à lui, de l’autre côté du cimetière, se dresse les restes d’une mosquée à l’abandon.

Devant le cimetière, un autre bâtiment, plus petit, et rectangulaire, précède une tribune où se dresse une longue table. Derrière elle, plusieurs familles endeuillées. Devant, des officiers YPG-YPJ. Et en formation devant la tribune, plusieurs centaines de soldats, alignés, et qui répètent en même temps une gestuelle militaire bien précise. Un camion sono qui n’a rien à envier aux vieux fourgons de la CGT passe de la musique kurde, de différents genres, du rap révolutionnaire aux chants populaires. Il y a pas loin d’un millier de personnes rassemblées là, beaucoup d’uniformes, des YPG/YPJ, des Asayîş [4], des membres du Conseil militaire syriaque, des unités d’autodéfense des villes, et divers autres groupes. Beaucoup de civils également, musulmans et chrétiens, arabes, kurdes et yézidis, et sans doute d’autres minorités. Notre présence est remarquée, malgré que nous portions l’uniforme des YPG. Les soldats alignés tournent tous leur tête l’un après l’autre. Nous nous sentons rapidement gênés.

Une générale YPJ finit par monter sur l’estrade, prend le micro, et entame un long discours, sans aucun texte écrit avec elle. Récite-t-elle ou improvise-t-elle ? Dur de savoir avec notre connaissance très limitée de la langue. Elle finit son discours, les combattants défilent en courant, et après une quinzaine de minutes, soldats et civils vont dans le cimetière, se recueillir sur les tombes de leurs proches. Nous y allons aussi.

Devant la plupart des tombes se trouve le portrait du décédé. Un drapeau de son unité flotte au dessus. Il y’a une majorité de YPG-YPJ, de nombreux Asayîş, quelques PKK, un HAT (les forces spéciales rojavis). Les familles s’assoient contre les tombes, certaines en larmes. Nous passons à côté, mal à l’aise.

Autour d’autres tombes se groupent des combattantes, certaines nous adressent un léger sourire et signe de tête. Nous remontons les allées entre les tombes. Nous voyions parfois celles de volontaires étrangers, certains portant les mêmes noms de guerre que nous. Les civils font un cortège avec des bouquets de fleurs. Ils tiennent des drapeaux avec le visage d’Öcalan, le signe du PKK, celui des YPG-YPJ.

Autour du site, des pick-up avec des mitrailleuses montées sur tourelle patrouillent. Des enfants portent l’uniforme des YPG-YPJ. Des ados tiennent des kalachnikovs. Et Öcalan, partout Öcalan, pas seulement sur les drapeaux, mais aussi sur les écussons des uniformes, sur des portraits, sur des pin’s.

Il y a de nombreux points qui méritent d’être discutés et critiqués dans la société rojavi. La frange d’extrême gauche qui idéalise le Rojava commet une erreur politique presque aussi regrettable que la frange qui refuse de voir la potentialité socialiste révolutionnaire que porte cette société. J’y reviendrai plus tard.

Un des chiens du camp.

As-tu eu des désaccords profonds et/ou violents avec les YPG ou avec d’autres internationalistes

J’en ai eu quelques uns, mais un seul a été violent. Ce dernier concernait le traitement des chiots (nous en avons 5 au camp, avec leur mère et leur père). L’un des volontaires, à qui nous reprochons déjà plusieurs attitudes inadéquates, s’est amusé à faire peur au chiot le plus peureux de la portée, que j’avais réussi à approcher. J’ai lancé un « T’es stupide » qui l’a mis en rogne, il m’a menacé, a joué les gros bras (le virilisme, cette plaie), et les deux jours suivants a continué comme ça. Le tekmîl [5] a permis de mettre les choses à plat. Être un volontaire ne fait pas nécessairement de vous quelqu’un de bien, de toute évidence. Et être un antispéciste au Rojava est loin d’être évident.

Nous avons également débattu du nationalisme. Les YPG-YPJ, à l’instar du PKK, ont désormais une ligne antinationaliste claire (même si là encore, en pratique, cela peut se discuter). Un volontaire défendait le « nationalisme de gauche », d’autres le « patriotisme », moi l’antinationalisme, mais la plupart ont fini par concéder que le nationalisme est un fléau, et que le patriotisme en est une étape. Si je devais paraphraser l’un de nos commandants : « Avoir l’amour de la patrie en tant que terre où vous vivez ou avez vécu, en ressentir de l’attachement, c’est compréhensible. Croire en la supériorité ou la prédominance d’un territoire parce que l’on s’y sent lié, c’est là qu’est le problème. »

Le vrai désaccord a surgi entre un volontaire, un yézidi expatrié, le commandant et moi-même. Ce volontaire, ancien anarchiste, affirme être devenu nationaliste après avoir vu ce que Daech faisait à « son peuple », sans qu’aucune mesure concrète ne soit prise pour protéger les yézidis. Mais débattre, quand l’affect personnel prend le dessus, est délicat.

Tu parles de « cas pathologiques », des exemples ?

Il y a ces gens dont j’ai déjà parlé, qui viennent avant tout pour poser. C’est atterrant, ils prennent des photos Rambo, avec ce fantasme de l’arme, et les publient sur leur Facebook personnel, à visage découvert. Ils ne cherchent pas l’anonymat, mais bien au contraire à attirer l’attention, à être admiré. Et après ils tchatchent toutes les filles qu’ils peuvent, acceptant des profils qu’ils ne connaissent pas juste parce que les photos leur plaisent... Les kurdes nous ont prévenu que le MIT [6] faisait beaucoup ça, créer des profils de « filles plaisantes » pour accrocher les volontaires occidentaux. Et évidemment, il y en a qui, se foutant de tout bon sens et de toute sécurité, les ajoutent. Le pire, c’est que ces poseurs n’ont pour la plupart aucune expérience militaire, ne connaissent rien aux armes ou à la guerre (ce qui est loin d’être un défaut, bien sûr), mais ils font comme si, se fantasment eux mêmes, se projettent en guerrier. Ce sont généralement les mêmes qui ne savent en fait pas manipuler une arme et qui accumulent les comportements dangereux. Le narcissisme ressort, ça en dégueule de partout.

Dans le genre bien ravagé, nous avons croisé un volontaire américain qui est déjà là depuis plusieurs mois, et qui affirme que c’est Dieu qui lui a mis une arme dans les mains et l’a envoyé combattre ici. Le genre de personnage que l’on peut facilement trouver… Chez notre ennemi. Il y a aussi ces mercenaires, qui viennent combattre ici pour s’entraîner (après tout, qui se soucie de la mort d’un djihadiste ?) et ajouter de la crédibilité à leur CV. Ces contractors sont souvent d’anciens militaires. J’en ai rencontré un qui clairement a eu un passé de facho (ces tatouages laissent peu de place au doute), et semble en garder quelques restes (ses tee-shirts aussi). Et pourtant, il aime la révolution rojavi, soutient les kurdes en sachant qu’ils sont socialistes/communistes, a sympathisé avec des volontaires antifas (en reconnaissant qu’au départ la relation avec ces derniers était tendue).

Il est surprenant de voir la diversité de la faune propre à la guerre. C’est tout un microsystème qui lui est particulier, une biodiversité du conflit armé. Ce qui est sûr, c’est que le Capitalisme s’en sort toujours aussi bien, si ce n’est mieux. Le business de la guerre est d’un extraordinaire cynisme. Je m’attarderai sur ce point lors d’un futur message.

Le climat ? Le paysage ?

L’hiver n’est pas le meilleur moment pour découvrir la région, c’est certain, mais l’été est peut-être pire encore (avoir un gilet de combat et 30 kilos d’équipement sous 40°C, je ne suis pas pressé de connaître ça).

Toujours est-il que l’on a froid, particulièrement lors de nos tours de garde de nuit. Le vent est un ennemi insidieux. Mais au moins grâce au climat, nous échappons pour l’instant à la plupart des insectes, seuls les scolopendres nous posent parfois problème (ici ils sont souvent énormes, et dangereux).

Il pleut rarement, d’une manière générale le ciel est dégagé, ce qui nous permet d’admirer les étoiles la nuit (notamment aussi grâce au peu de lumières artificielles aux alentours).

Le paysage est désertique, sans être pour autant, en terme géographique, un désert. Presque aucune végétation ne dépasse les 15 centimètres. Toute notre zone est vallonnée, nous sommes entourés d’une une vaste plaine. Partout des derricks, ces grands balanciers qui aspirent sans cesse son pétrole à la terre. Plus on s’en approche, plus l’odeur emplit votre nez, et s’accroche à vous.
On comprend donc que ce territoire revêt également une importance stratégique. Pour autant, l’embargo sur le pays empêche le Rojava d’en exporter le moindre litre. La production sert donc entièrement la consommation intérieure. Dans la guerre actuelle, posséder de telles ressources est un avantage certain.

As-tu un rapide compte-rendu politique à faire ?

De ce que j’ai vu jusqu’à présent, le Rojava est, pour le Moyen-Orient, un territoire indéniablement progressiste. La société entière est elle socialiste ? Non, pas encore. Une petite bourgeoisie demeure toujours, mais elle sent que son temps est compté. Je m’emporte peut-être mais nous pouvons avoir bon espoir quant au devenir révolutionnaire du Rojava. Déjà, la grande bourgeoisie qui contrôlait les villes a fui devant l’avancée des YPG-YPJ, laissant de grandes maisons inoccupées (qui pour plusieurs ont été collectivisées) et amenant les ouvriers des usines et fabriques à se passer de grands patrons. La petite bourgeoisie a donc tenté de reprendre le pouvoir politique laissé vacant, le PYD [7] le lui a confisqué, l’a donné au « peuple ». Cette petite bourgeoisie possède encore en partie le pouvoir économique et comme le reconnaissent les camarades kurdes, il faudra des années avant de pouvoir changer cela.

C’est dans les mesures sociales qui ont été prises que l’on peut voir un début de changement : tous les habitants ont la garantie d’avoir un logement s’ils n’en n’ont pas. Pour cela, le PYD a redistribué plusieurs maisons secondaires que possédait la bourgeoisie. De même, plus personne ne meurt de faim au Rojava, la communauté s’assure de fournir, à ceux qui ne peuvent pas, les moyens de se nourrir. Ce « Contrat social » que nous, révolutionnaires, décrions tant, certes à raison, permet au moins de garantir une paix sociale entre les ethnies et les communautés religieuses. La peine de mort a été abolie, les crimes contre les minorités ethniques et religieuses, et contre les femmes et les enfants, ne sont plus tolérés, la violence envers les animaux est interdite. Ce ne sont là que quelques exemples, loin d’être révolutionnaires pour nous, mais il faut les replacer dans le contexte local. Et comme le disent les YPG : « Il faut conquérir les esprits et les cœurs pour pouvoir mettre en œuvre notre programme révolutionnaire dans son ensemble. En allant trop vite, on s’assure de s’aliéner une grande partie du peuple, les populations arabes en premier lieu, or nous voulons construire la société avec eux. » Là encore, j’encourage notre milieu à débattre sur ce point.

Un point sur la situation militaire ?

À vrai dire nous sommes à un moment crucial de la guerre. L’offensive directe sur Raqqa n’a pas vraiment commencée. La bataille de Raqqa se divise en 3 phases. Pour l’instant (depuis moins de deux mois) il s’agit surtout d’encercler la ville par le nord et le nord-ouest, jusqu’à l’Euphrate, pour couper à l’État islamique un quart de son territoire extérieur autour de Raqqa. La seconde phase consiste à prendre les villages alentours et à repousser les forces de l’EI, notamment en progressant par l’Est. Nous ne sommes plus qu’à 20 à 30 kilomètres de Raqqa. L’offensive frontale ne saurait tarder.

L’EI lance des opérations contre nos postes avancés, il y a 10 jours il a effectué 3 tentatives simultanées pour enfoncer nos lignes, sans succès. Des camarades sont tombés, mais l’EI a été repoussé. Ce dernier multiplie les missions nocturnes, la majorité des attaques qu’il lance étant comprises entre minuit et 5h du matin. Un camarade du Bataillon international a été tué lors d’une de ces attaques. Mais il est clair que l’EI est en train de perdre la guerre. Et comme tout animal acculé, c’est là qu’il devient le plus dangereux.

Dans un même temps, les YPG-YPJ affrontent les forces turques qui les ont attaqué, notamment à Manbij. Ne nous leurrons pas, l’État turc, voilà le véritable ennemi. Les troupes au sol qu’il déploie sont chaque jour plus nombreuses. Les bombardements qu’il effectue s’intensifient. Des volontaires étrangers ont été tués par certains de ces bombardements (les camarades Robin et Zana).

Notre situation n’est donc pas des plus enviables. Au nord, l’État fasciste turc, membre important de l’Otan, et donc intouchable sur la scène internationale. Au sud, ces grands philanthropes de Daech. À l’ouest, Assad l’humaniste qui protège son peuple en l’écrasant sous les bombes et les escadrons de la mort, et toujours Daech. À l’est, Barzani et ses peshmergas, vendus aux USA et à l’Otan. Ces derniers lâcheront les YPG dès que Raqqa aura été prise, peut-être même avant. Et la Russie continue ses bombardements sur tous les ennemis du régime syrien, c’est à dire sur nous aussi. Et je vous épargne pour cette fois le détail de tous les groupes qui combattent actuellement sur le sol syrien, mais je tâcherai pour la prochaine fois de vous faire un topo sur les forces militaires et paramilitaires qui sont présentent en Syrie.

Croyez moi, nos ennemis sont nombreux.

Je finirai néanmoins ce message sur une considération poétique et positive.

Au cimetière des martyrs, sur la tombe d’une jeune YPJ, cette phrase était inscrite : « Notre victoire ne vient pas du nombre d’ennemis que nous tuons, mais du nombre de personnes que nous sauvons. »

Photo d’illustration. cc Kurdish Struggle

[2Bakûr : Kurdistan du nord, ou Kurdistan turc.

[3Şengal : Sinjar, en français.

[4Asayîş : Assayech, en français.

[5Le Tekmîl, explique l’auteur dans un précédent message est une « assemblée pour discuter et se critiquer. La critique n’est pas à prendre comme en Occident. Ici, elle a pour but de progresser. Si l’on a un reproche à adresser à un camarade, on le lui dit en public, et lui peut s’expliquer, s’autocritiquer ou se défendre. Il y a bien sûr un travail conséquent à faire sur son ego avant de pleinement adhérer au principe du tekmil. Les YPG et YPJ, comme les autres groupes kurdes de guérilla révolutionnaire, en font toutes les semaines. »

[6MIT : Services de renseignement turcs.

 
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