Entretien

Danièle Lochak : « Il n’y a pas d’alternative à une politique d’ouverture des frontières »




Danièle Lochak a été de 1985 à 2000 présidente du Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti). Elle est membre de la Ligue des droits de l’homme (LDH) et professeure de droit à l’université Paris-X Nanterre. Elle a notamment publié Étrangers, de quel droit ? (PUF, 1985), La Justice administrative (Montchrestien, 1998), Les droits de l’homme (La Découverte, 2005) et Face aux migrants : État de droit ou état de siège ? (Textuel, 2007).

AL : En France, les frontières sont fermées depuis 1974. Les gouvernements successifs pensaient-ils sincèrement répondre ainsi à la hausse du chômage ?

Danièle Lochak : je pense qu’en 1974 ce qui a poussé à suspendre l’immigration de main-d’œuvre était vraiment lié au constat de la montée du chômage qu’on espérait pouvoir ainsi juguler. Mais finalement, ce sont bien d’autres catégories d’étrangères et d’étrangers qui ont été touchées par cette politique, très au-delà de ce qu’on avait prétendu au départ : les familles, les réfugiés, les visiteurs, les touristes… Ce qui montre que c’est l’immigration dans son ensemble qui était visée, jusqu’au fameux slogan de l’« immigration zéro », remplacé aujourd’hui par l’opposition entre l’« immigration choisie » et l’« immigration subie ».

Que répondre aux partisans des quotas, censés ajuster au mieux les besoins du patronat français aux envies d’immigrer des travailleuses et des travailleurs étrangers ?

Danièle Lochak : D’abord, si l’on se place du côté des patrons, ils sont bien incapables d’évaluer leurs besoins à moyen terme. Il est donc factice de penser qu’on peut avoir dans ce domaine une politique prospective en fixant par avance des quotas par métier et par région. Dans les faits, l’adaptation a donc toutes les chances de se faire « par l’aval », c’est-à-dire en retirant le droit au travail, et par voie de conséquence le droit au séjour, aux travailleuses et aux travailleurs qu’on aura fait venir et dont on n’aura plus besoin : d’où la dénonciation de l’« immigration jetable ». Ensuite, si l’on se place du point de vue des immigrés eux-mêmes, à côté des bienheureux bénéficiaires des quotas, il y a toutes celles et ceux qui n’auront pas été sélectionnés (et on peut douter que la sélection se fasse selon des procédures objectives et impartiales) et qui continueront à tenter leur chance et à venir irrégulièrement.

Que répondre à ceux et celles qui disent que l’ouverture des frontières créerait un « appel d’air » et un afflux ingérable d’immigrantes et d’immigrants ?

Danièle Lochak : On peut d’abord faire remarquer que la politique actuelle, malgré tous les moyens répressifs qu’elle mobilise, laisse passer chaque année des centaines de milliers de personnes qui pénètrent illégalement en Europe. Il faut ensuite faire admettre que dans un monde où tout bouge et où les distances se franchissent plus facilement, où le fossé entre les pays riches et les pays pauvres se creuse, où les guerres et les persécutions chassent de chez elles des populations entières, les migrations sont une donnée inéluctable. Mais il faut aussitôt ajouter que l’essentiel de ces migrations se fait entre pays du Sud et que l’Europe et les autres pays riches n’en sont pas la destination principale. Ceci devrait aider à rompre avec le fantasme du raz-de-marée migratoire annoncé en cas d’ouverture des frontières. Il faut enfin faire comprendre que se barricader n’est pas une solution durable. Et donc lorsqu’on évoque l’afflux d’immigration créé par l’ouverture des frontières, c’est la problématique elle-même qui est mal posée et qu’il faut inverser : il faut se demander non pas comment endiguer ces flux, mais comment se préparer à les accueillir.

Un tel choix d’ouvrir les frontières peut-il être unilatéral ?

Danièle Lochak : La France ne peut évidemment pas, dans ce domaine, agir seule. D’abord pour des raisons juridiques, puisque la politique d’immigration est désormais pour une large part communautarisée et que chaque État membre de l’Union européenne ne peut pas agir entièrement à sa guise. Mais la raison principale est ailleurs : une politique d’accueil ne peut être menée qu’au niveau de l’ensemble des pays de l’UE, car sinon on assisterait nécessairement, pour le coup, à ces phénomènes d’« appel d’air » auxquels vous faisiez allusion, en direction des pays qui accepteraient d’ouvrir leurs frontières tandis que les autres les laisseraient fermées.

Si demain les frontières étaient ouvertes et que, par conséquent, il n’y avait plus de « clandestins » sur le territoire, faudrait-il modifier la politique d’accueil, de construction de logements ?

Danièle Lochak : Sous la réserve que je viens d’évoquer – que cette option ne peut pas être le fait de la France seule –, bien sûr qu’une politique d’accueil suppose de veiller aussi à ce que les infrastructures suivent. Mais ceci n’a rien d’inaccessible, c’est une question de choix politique. On émet aussi des craintes pour nos systèmes de sécurité sociale ou pour l’emploi. Mais on ne peut pas raisonner comme si les emplois disponibles constituaient une quantité finie qu’il faudrait donc réserver d’abord à ceux qui sont déjà là : les nouvelles et les nouveaux immigrés n’occupent pas seulement des emplois déjà existants, ils contribuent à en créer de nouveaux puisque, en tant que consommateurs, ils contribuent à accroître la demande de biens et de services et, par leurs cotisations, à remplir les caisses de la Sécurité sociale plus qu’à les vider.

Pouvez-vous nous citer un ou des exemples de pays occidentaux où les frontières sont ouvertes ?

Danièle Lochak : L’expression de « frontières ouvertes » est ambiguë car elle peut s’interpréter soit au sens strict, renvoyant à l’abolition des contrôles aux frontières, soit au sens figuré pour désigner une situation de liberté de circulation et d’installation. Cela étant, il n’y a actuellement aucun pays occidental qui pratique une telle politique. C’est peut-être ici qu’il convient de préciser qu’il y a différentes façons de penser l’ouverture des frontières. Il existe un courant ultra-libéral, notamment aux États-Unis, qui plaide pour l’ouverture des frontières et la suppression des contrôles pour mieux laisser jouer la concurrence. Mais lorsque nous, nous réclamons l’ouverture des frontières, ce n’est pas pour remettre en cause l’État-Providence, qui doit garantir pour les étrangers, comme pour les Françaises et les Français, le fonctionnement des mécanismes de protection sociale et assurer au mieux la sécurité de l’emploi.

Un dernier mot ?

Danièle Lochak : Je pense que la meilleure façon de convaincre les gens de ce que la politique actuelle fait fausse route, c’est de démontrer que, contrairement à ce qu’on a tenté d’inculquer à l’opinion depuis trente ans, il n’y a pas d’alternative à une politique d’ouverture des frontières. En premier lieu, il faut faire prendre conscience à ceux et celles qui ne les voient pas les dérives auxquelles conduit inévitablement la fermeture des frontières : les contrôles au faciès, les rafles, les convocations pièges dans les préfectures, l’expulsion des enfants avec leurs parents, le renvoi des étrangères et des étrangers malades. Comment accepter, de même, qu’on laisse des milliers de personnes se noyer dans l’océan et qu’on passe des accords avec des pays aussi peu respectueux des droits de l’homme que la Libye ou la Biélorussie pour qu’ils fassent la police pour le compte de l’UE ?

En second lieu, il faut rappeler que la politique actuelle n’est même pas efficace au regard de ses propres objectifs, qu’elle coûte cher, qu’elle entretient le travail clandestin, qu’elle favorise l’activité des passeurs et des trafiquants, et même qu’elle dissuade les étrangères et les étrangers de retourner dans leur pays s’ils le veulent, par crainte de perdre leurs droits.

Enfin, comme je l’ai dit précédemment, il faut faire comprendre que les migrations sont une donnée consubstantielle à la mondialisation et que le réalisme n’est pas là où on prétend qu’il est : il ne consiste pas à dresser des obstacles toujours plus importants et néanmoins vains pour endiguer les flux migratoires mais à se donner les moyens d’accueillir les migrantes et les migrants.

Propos recueillis par
Guillaume Davranche (AL Paris-Sud) et Victoria Frot (AL Paris Nord-Est)

 
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