Dossier Printemps arabe : Tunisie : Pas d’état de grâce pour Ennahda




La Tunisie a donné le coup d’envoi du Printemps arabe. Premier pays à chasser le dictateur, elle a également été le premier pays à se « normaliser ». Mais les braises sont encore chaudes. Dégagée des illusions politiciennes, la place est libre pour une opposition extraparlementaire.

L’insurrection populaire qui a éclaté le 5 janvier 2011 après le tragique décès d’un marchand ambulant, Mohamed Bouazizi, avait pour mot d’ordre : « travail, liberté, dignité nationale ». Avec répression, le slogan est vite devenu : « le peuple veut la chute régime. » Certes, le mouvement a dans sa genèse été spontané. Mais l’irruption d’anciennes et anciens militants de la gauche universitaire passés au syndicalisme (avocats, professeurs, médecins, artistes, féministes…) a contribué à élargir le mouvement au-delà des franges populaires les plus vulnérables (chômeuses, chômeurs, travailleurs pauvres et sans statut).

Le 14 janvier, les Tunisiennes et les Tunisiens, répondant à l’appel à la grève générale de l’Union générale des travailleurs de Tunisie (UGTT), sont descendus en masse dans les rues pour porter l’estocade à un régime vacillant. La répression a été féroce. Le courage des gens ordinaires aussi.

La gravité de la situation a poussé le parti unique, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), à organiser la fuite de son chef et de sa tentaculaire famille, espérant ainsi calmer la révolte.Face au chaos orchestré par l’Etat pour terroriser la population et conforter son rôle de seul garant de l’ordre, des comités de quartier se sont organisés pour protéger le peuple et la révolution. Les symboles de la répression et du capitalisme ont été pris pour cible (Auchan, des supermarchés locaux, des commissariats de police…). Les responsables politiques locaux et les chefs d’entreprises publiques connus pour leur connivence avec le pouvoir déchu ont dû abandonner leur poste sous les huées de la population.

L’heure était à l’espoir. Le chaos individualiste orchestré par vingt-trois ans de dictature laissait la place à une solidarité universelle.Un gouvernement provisoire dirigé par un ancien ministre de Ben Ali, Mohamed Ghannouchi, a essayé de maintenir l’essentiel du régime en remplaçant la dictature par un pouvoir similaire mais plus discret. Cela n’a pas entamé la détermination du travailleuses, des travailleurs et de la jeunesse. Bientôt ce premier gouvernement provisoire cédait la place à un deuxième, délesté de certains ministres ex-RCD trop voyants. Lui non plus ne résista pas à la pression de la rue.

Le pouvoir appela alors à la rescousse un vieux destourien [1], Béji Caïed Essebsi (surnommé BCE) qui, en créant la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, a su détourner l’opposition et notamment la gauche et l’UGTT de l’agitation de rue pour la canaliser dans la préparation des élections à l’Assemblée constituante.

[*Les partis de gauche, simple alibi démocratique*]

La campagne électorale a mis en concurrence des partis bénéficiant de financements venus des émirats du Golfe, de l’Europe et des Etats-Unis, et monopolisant les médias – notamment Ennhadha et de nouveaux partis recyclant des ex-RCD. Les partis de gauche et d’extrême gauche, qui avaient tant réclamé une Constituante, n’ont fait que jouer le rôle d’alibi démocratique. Le mode de scrutin a favorisé les partis les plus riches au détriments des femmes et des hommes qui faisaient la révolution, et c’est Ennahda qui a raflé la mise : 18 % du corps électoral et 40 % des sièges.

Le pays est surendetté. L’écart entre pauvres et riches ne cesse de se creuser. Les inégalités régionales perdurent. Le bassin minier, d’où est partie l’étincelle de la révolte, est plus que jamais marginalisé, malgré les beaux discours des nouveaux gérants du pouvoir.

Les riches s’abstiennent de tout investissement productif et se consacrent à une consommation débridée de luxe. Pendant que le peuple se coltine un quotidien toujours plus rude  : rareté des denrées alimentaires, inflation, explosion du chômage, chute du tourisme qui n’a d’ailleurs jamais été une affaire rentable, froid hivernal qui s’abat sur une population non préparée… Le peuple est plus que jamais conscient que sa révolution lui échappe et les mouvements de masse peinent à se reconstituer.

[*Très faible participation aux élections*]

Pour les partis de gauche, l’heure des bilans a sonné. Pour certains, il est plus confortable d’accuser les islamistes que de s’interroger sur la trajectoire prise par leur propre parti au cours des derniers mois. Rares sont les dirigeants qui mettent en cause leur inscription dans le calendrier institutionnel, ce qui a eu pour conséquence leur éloignement des luttes populaires. Nul ne s’est interrogé sur la faible participation aux élections (54 % seulement et l’inscription de 20 % des jeunes sur les listes électorales !).

La gauche s’évertue désormais à organiser des manifestations pour la laïcité et la liberté d’expression. Ses cortèges, souvent modestes et plutôt intellectuels, témoignent de l’écart abyssal qui la sépare des préoccupations populaires. Elle regarde avec satisfaction le gouvernement islamiste se dépatouiller avec les revendications du peuple, espérant en récolter les fruits sans avoir à se battre.

Mais dans tout le pays, les luttes sociales locales sont quotidiennes, malgré la désinformation médiatique. Chômeuses, chômeurs et travailleurs pauvres continuent à se battre dans les champs et les usines pour conquérir leur dignité.

De même, la jeunesse s’ingénie jour après jour à inventer de nouvelles armes de lutte loin des enceintes parlementaires. Sit-in, grèves, occupation d’usines sont traversés par un même leitmotiv : droit au travail et partage des richesses.

Quant aux féministes, elles restent bien mobilisées. Menacées par les velléités des islamistes de revenir sur les quelques acquis garantis par le Code du statut personnel, elles sont aujourd’hui à l’avant-garde des luttes pour l’égalité, et très visibles dans certains secteurs (syndicats, journalistes, avocats…). Elles aussi jouent un rôle important dans la mise en place des contre-pouvoirs qui se développent dans le pays.

Béchir Mezni (à Tunis)

[1Le Destour est l’appellation initiale du parti d’Habib Bourguiba, premier président de la Tunisie indépendante en 1956 et évincé par son ministre de l’Intérieur, Ben Ali, en 1987.

 
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