Dossier planète insoumise : Amérique Latine : Un continent en révolte




Alors que les classes dominantes ont employé entre 1964 et 1983 les moyens d’une dictature militaire particulièrement sanguinaire pour en finir avec les mouvements populaires et révolutionnaires, qu’elles se sont même employées avec le soutien des États-Unis à faire comprendre qu’elles n’entendaient tolérer aucune limitation de leur pouvoir, même de la part d’un gouvernement élu au suffrage universel (Chili), elles doivent de nouveau, depuis quelques années, faire face à une contestation croissante de leur domination.

Un peu partout dans le sous-continent, des grèves, des mobilisations de masse, des actions de blocage (de routes, de centres-villes), de récupération de terres, d’entreprises se multiplient. Dans certains cas (Mexique, Argentine, Bolivie, Équateur), ces luttes peuvent prendre à un moment donné un tour insurrectionnel.

Autre signe des temps, les élections se traduisent par une poussée à gauche qui gagne tout le continent.

Enfin, c’est dans ce contexte que nous assistons à une renaissance d’un courant communiste libertaire ou d’un “ anarchisme organisé ” comme l’appellent nos camarades latinos.

Dans ces conditions, il est légitime de se demander où va l’Amérique latine ?

Pour répondre à cette question, il est nécessaire de se pencher sur l’histoire récente du sous-continent, de s’interroger sur les pratiques, mais aussi les projets des mouvements sociaux et des différents courants radicaux à l’œuvre actuellement.

L’irruption zapatiste

Depuis une quinzaine d’années, un vent de révolte souffle sur l’Amérique latine.

L’onde de choc peut être située au Chiapas et être datée assez précisément : le 1er janvier 1994, quand l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) a pris le contrôle de plusieurs villes de cet État qui est le plus pauvre du Mexique. Déjà, en 1992, les mobilisations qui s’étaient multipliées à l’occasion du 500e anniversaire de la "découverte" des Amériques sur tout le continent avaient permis de donner de la visibilité aux indien-ne-s qui constituent une des principales composantes des mouvements actuels de contestation.

Cette "première révolte globale" comme l’ont intitulée les zapatistes et celles et ceux qui sympathisent avec leur cause, mérite son nom, car elle a réellement été porteuse d’une remise en cause de toutes les oppressions, et elle n’a pas borné son horizon au seul Mexique.
Elle a ouvert un nouveau cycle de mobilisations mettant directement en cause le capitalisme et l’impérialisme, mais aussi l’oppression des minorités indiennes, la domination de genre, et posant la question de la transformation radicale de la société.

C’est ce même fil rouge qui relie le combat mené contre l’Accord multilatéral sur l’investissement à celui contre toutes les institutions internationales (Organisation mondiale du commerce, G8, Banque mondiale, Fonds monétaire international), mais aussi contre les traités initiés par les puissances nord-américaines (Zone de libre échange des Amériques) dont les politiques asservissent les peuples en favorisant une domination économique et politique sans partage.

Cette domination s’est considérablement renforcée avec l’avènement de dictatures militaires entre 1964 et 1983. Partout elles se sont efforcées d’appliquer les recettes des économistes ultralibéraux étatsuniens (Friedmann, Hayek et les Chicago boys) et ont servi de laboratoire aux décideurs qui ont ensuite pu étendre ce modèle à l’échelle de la planète.
Elles ont ainsi tourné le dos au projet national populaire et développementiste porté aussi bien par les leaders populistes (Vargas au Brésil, Peron en Argentine) que par la gauche réformiste (Allende au Chili).

C’est cette même politique néolibérale qu’ont mise en œuvre les gouvernements civils démocratiques libéraux auxquels les militaires ont remis leurs pouvoirs dans les années 80.

Ils ont partout appliqué les mêmes recettes : politique déflationniste, privatisations à outrance, paiement rubis sur l’ongle de la dette et du service de la dette (intérêts) soumission aux politiques d’ajustement préconisées par le FMI et la Banque mondiale, libéralisation du marché du travail, corruption doublée d’une politique clientéliste…

Les effets de ces politiques ne se sont pas faits attendre : exode rural massif, chômage, précarisation, essor des bidonvilles, paupérisation des classes populaires mais aussi d’une partie non négligeable des classes moyennes (la pauvreté touche 60 % de la population du continent). Pour les classes possédantes, l’Amérique latine est dans ce contexte devenue d’autant plus un paradis qu’elles ne paient pratiquement pas d’impôts.

Dans de nombreux pays, les oligarchies régnantes et les courants politiques qui leur sont liées ont été discrédités et ont perdu de nombreux appuis aussi bien dans les classes moyennes que dans les classes populaires. La crise de la représentation politique touche aussi bien les partis de droite traditionnels, les partis populistes (Parti justicialiste, péroniste, en Argentine) que ceux de centre-gauche (Parti socialiste au Chili, Parti des travailleurs au Brésil) dont les bilans sont particulièrement négatifs, pour ne pas dire catastrophiques. C’est ainsi qu’en Argentine le président Kirchner n’a été élu que par 20 % des inscrit-e-s en 2002.

Nouvelles problématiques des mouvements sociaux

C’est sur ce terreau que se sont forgés les mouvements sociaux des années 90. Ils ont réussi à capitaliser sur les frustrations qui ont résulté des politiques néolibérales et les explosions de colères qu’elles ont engendrées.

On pourrait penser que ce redémarrage des luttes s’explique par la permanence des traditions marxiste et libertaire, mais aussi de la théologie de la libération. Certes cet apport n’est pas négligeable. Les militant-e-s trotskystes jouent un rôle important dans les luttes qui ont marqué les deux dernières décennies en Argentine, au Brésil ou en Bolivie. Il en va de même pour les libertaires en Uruguay, au Chili, en Argentine et au Brésil. On le voit bien tant à travers le mouvement des chômeurs-ses piquateros/as en Argentine que celui des paysan-ne-s sans-terre au Brésil.

Pour autant, d’autres courants comme le zapatisme (Mexique) et le nationalisme radical à l’oeuvre au Venezuela, en Equateur ou en Bolivie ont émergé et se retrouvent à la pointe de la contestation. Ce qui les singularise notamment, c’est le fait qu’ils s’appuient sur des classes sociales qui ont été profondémment marginalisées par les oligarchies et tout spécialement depuis la mise en place des politiques néolibérales. Nous pensons à la petite paysannerie, aux indien-ne-s qui sont du reste souvent des paysan-ne-s pauvres, aux chômeur-se-s, précaires et aux habitant-e-s des banlieues déshéritées des grandes métropoles, autrement dit les premières victimes de la globalisation. Des figures bien différentes de celles qui ont émergé dans les années 60 et 70, issues du mouvement étudiant ou ouvrier

Bref, ces nouveaux mouvements sociaux présentent une composition plus hétérogène qu’auparavant et plus populaire qu’en Europe.
Les problématiques du travail ne sont pas absentes des luttes qu’ils portent. On le voit bien dans les mouvements piqueteros argentins qui en bloquant les grands axes de communication revendiquent notamment des plan d’emplois. C’est également le cas dans le mouvement des entreprises récupérées par les travailleurs-ses victimes de lock-out suite à des faillites frauduleuses ou dans le mouvement des recycleurs de métaux au Brésil, en Uruguay et en Argentine. Mais leur protestation sociale dépasse aussi ces problématiques pour s’ancrer davantage dans celles de type territorial : logement, alimentation, écologie, service publics, droits humains, "récupération" de valeurs traditionnelles, éducation populaire.

Cela n’est pas exclusif à l’Amérique latine, on peut le voir en Europe mais de façon bien plus limitée avec les réquisitions de logements vides par Droit au logement et le Collectif action logement, les occupations de terres par les travailleurs paysans du Sindicato de los obreros campesinos (SOC) du sud de l’Espagne, l’action des centres sociaux en Italie ou encore en Afrique du Sud avec les raccordements sauvages au réseau électrique dans les townships avec le Comité de crise de l’électricité de Soweto.

Cette volonté de reterritorialiser l’action militante et donc de produire du lien social se confond avec des stratégies souvent liées à la survie visant à assurer la subsistance (réquisition de grandes propriétés par les sans-terre au Brésil, distribution de nourriture par les assemblées populaires en Argentine), c’est aussi cela qui se trouve à l’origine des expériences de gestion directe en cours (mouvement des recycleurs-ses, entreprises récupérées).

Enfin, nous assistons à un processus d’internationalisation des luttes voulu par les zapatistes et porté concrètement par Via Campesina, l’internationale paysanne dont font partie des organisations comme le Mouvement des sans terre, la Confédération paysanne ou encore le SOC et qui compte des millions d’affilié-e-s à travers la planète. Du reste, sans cet outil, la plupart des actions de ces organisations n’auraient pu être menées à bien, et surtout n’auraient pu résister aussi fortement à la répression.

Un projet d’autonomie

Ces mouvements sont porteurs de pratiques et de valeurs qui contribuent à saper les bases de la démocratie libérale et préfigurent la société future.

Ainsi l’EZLN est sans doute le mouvement dont la logique d’autonomie est des plus poussées. Du reste l’adhésion à l’EZLN est conditionnée par le renoncement à tout mandat institutionnel. Autonomie et critique de l’avantgardisme vont de pair. C’est la base qui doit décider et commander... en obéissant. Bien que ne se réclamant nullement d’une tradition libertaire, les mouvements indiens et sociaux qui ont porté Evo Moralès au pouvoir, estiment que ce dernier a des comptes à rendre aux communautés qui l’ont porté au pouvoir et que son élection ne saurait être assimilée à un chèque en blanc.

Une globalisation de la contestation émerge en dehors des partis. Les nouvelles radicalités dont sont porteur-se-s les Piqueteros, zapatistes, sans-terre ne sont pas nécessairement liés aux partis de la gauche institutionnelle.

Ces forces extraparlementaires qui disposent d’une forte capacité de mobilisation, situent leur action en dehors du champ de la gouvernabilité et rejettent le parlementarisme et le système des partis qui perd de son efficacité en tant que système de contrôle politique et social.

Pour autant, ces avancées positives auxquelles les libertaires d’Amérique latine s’efforcent de contribuer pour leur part, ne doivent pas être idéalisées et coupées d’un contexte politique marqué également par des expériences s’inscrivant dans le champ de la gouvernabilité revendiquées notamment par des pouvoirs nationalistes radicaux (Chavez au Venezuela, Moralès en Bolivie et Correa en Équateur). Ces derniers, même lorsqu’ils mettent en œuvre des politiques sociales ambitieuses renouant avec le développementisme incarnent d’avantage un cours antilibéral qu’une rupture globale avec le capitalisme.
Du reste si l’affaiblissement du libéralisme est avéré dans plusieurs pays du cône Sud, la rupture avec le capitalisme n’est effective dans aucun d’entre eux.

Les mouvements sociaux disposent d’un véritable pouvoir de veto qui a permis de bloquer la privatisation de l’eau et de l’électricité dans plusieurs pays (en Uruguay, à Cochabamba en Bolivie, par exemple) ou de faire échec à des projets de développement capitaliste (aéroport d’Atenco au Mexique, ZLEA dans tout le sous-continent), mais pas de construire une alternative au capitalisme.

Quelques défis pour les mouvements sociaux

Face à la répression et/ou à l’instrumentalisation de plusieurs de leurs revendications par certains pouvoirs (cf. Kirchner en Argentine), il est nécessaire pour eux d’élargir leur base sociale, de renouveler en partie leurs pratiques et de construire de nouveaux outils.

L’élargissement des alliances sociales est vital entre paysan-ne-s, ouvrier-e-s, employé-e-s, professions intellectuelles et mouvements indiens. C’est ce qu’a notamment recherché l’EZLN en 2006 avec l’Autre campagne afin de renforcer les communes rebelles du Chiapas organisées en régions autonomes, c’est aussi le problème qui se pose pour les sans-terre du Brésil et les piquetero/as argentin-e-s. C’est précisément ce qui amène ces dernier-e-s à multiplier les piquets contre les bénéfices aux guichets des entreprises privatisées (chemin de fer, métro, péage d’autoroute) en réclamant la création d’emplois.

Cette question des alliances sociales constitue un véritable défi. De même, c’est la construction de liens entre mouvements de pays différents et le progrès de l’unité d’action qui permettra une structuration progressive d’une opposition sociale à l’échelle régionale.

De de point de vue, la radicalisation du syndicalisme enseignant et des électriciens au Mexique, la montée des luttes ouvrières en Uruguay (multiplication des luttes avec occupations) et en Argentine, de même que les tentatives pour développer un syndicalisme de lutte autonome en Argentine et au Brésil (création du syndicat Conlutas en rupture avec le PT et la CUT, la centrale unique des travailleurs, suite à la contre-réforme des retraites de Lula) constituent une évolution positive.

Renouveau libertaire

Les organisations libertaires ne sont pas à contretemps de ces évolutions, elles y contribuent activement. C’est le cas en Argentine, où nos camarades de l’OSL fort-e-s de leur expérience dans le mouvement piquetero s’emploient à structurer à présent un courant libertaire dans le syndicalisme de lutte.
C’est le cas aussi dans tout le cône Sud avec la création par les militant-er-s des organisations communistes libertaires de la Rencontre latino-américaine des organisations populaires et autonomes (ELAOPA) qui a tenu quatre rencontres continentales depuis 2003. Il s’agit en fait d’un espace de rencontre des mouvements sociaux et autonomes les plus combatifs impliqués dans les luttes paysannes, étudiantes, ouvrières, les initiatives autogestionnaires permettant d’échanger expériences et savoir-faire en vue de construire une alternative autogestionnaire.
Au juste, il serait bon que ces expériences donnent de "mauvaises idées" aux libertaires et autogestionnaires des autres continents...

Laurent Esquerre

NB : je ne saurais que trop renvoyer à la lecture de la revue Alternative Sud sur laquelle je me suis largement appuyé pour cet article et qui fourmille d’informations et d’analyses sur les mouvements sociaux d’Amérique latine. Lire plus spécialement : Mouvements et pouvoirs de gauche en Amérique latine, Syllepse, 2005 et État des résistances dans le Sud, 2007, Syllepse, 2006.


QUI EST QUI ?

Uruguay : Fédération anarchiste uruguayenne (FAU)

La FAU se constitue en 1956 dans un contexte de montée des luttes ouvrières. Au début des années 1960, le gouvernement entame une offensive contre les organisations ouvrières. Les organisations de gauche, d’extrême gauche et la FAU doivent faire face à une répression de plus en plus violente. En 1965, les militant-e-s de la FAU participent à la création de la CNT uruguayenne. À partir de 1965, les arrestations, les fermetures de journaux et les dissolutions d’organisations se multiplient. La FAU décide alors d’entrer dans la clandestinité. Elle se dote d’une organisation armée et d’une presse clandestine. Jusqu’à la fin de la dictature en 1984, une cinquantaine de ses militant-e-s sont assassiné-e-s. D’autres doivent s’exiler. La FAU se reconstruit en 1984. Elle reçoit un appui (notamment financier) de la CNT rénovée et de l’OSL de Suisse. Actuellement ses niveaux d’intervention englobent tous les secteurs : ses militantes et militants interviennent syndicalement, dans les écoles à travers les conseils de parents d’élèves, sur les problèmes de quartiers de toute sorte ; ces personnes créent les outils adéquats pour consolider des radios communautaires ou des athénées libertaires. La FAU dispose depuis plusieurs années d’une imprimerie qui constitue une référence au sein de la gauche uruguayenne.


Brésil : Federaçao anarquista gaucha (FAG)

Le 18 novembre 1995 se constitue dans le Rio Grande do Sul (État de la région de Porto Alegre) la FAG, fruit de plus d’une décennie de militance libertaire et d’activité internationale de la FAU. Le fruit le plus visible du travail de la FAG a été la mise en route du Mouvement national des ferrailleurs et recycleurs. Ces camarades sont également impliqué-e-s dans les mobilisations étudiantes, des travailleurs-es, des personnes sans-logis. La FAG participe aux efforts visant à créer une organisation libertaire à l’échelle de tout le Brésil.


Chili : Organisation communiste libertaire (OCL)

Les origines de l’OCL chilienne remontent à la fin des années 1990 quand le mouvement populaire est sorti d’un long processus de démobilisation. Le mouvement est le produit de deux faits historiques : le coup d’État de 1973 et la fin de la dictature. En 1999 débute le débat entre militant-e-s de gauche et l’on convoque le premier Congrès d’unification anarcho-communiste (CUAC) pour éviter la dispersion du mouvement libertaire due au large éventail des groupes qui le composent. Après trois années de travail se tient le premier congrès programmatique, où la CUAC change de nom pour s’appeler Organisation communiste libertaire (OCL). À cette occasion se consolide une ligne d’action directe insérée dans la société, prenant part à la reconstruction du mouvement des quartiers, à la lutte des sans-logis, de ceux et celles qui ont contracté des dettes vis-à-vis de leurs propriétaires et au mouvement étudiant. L’OCL appuie l’unité des organisations anticapitalistes et intègre une partie de son travail dans les organisations populaires et assembléistes. Elle publie le bulletin Unité.


Argentine : Organisation socialiste libertaire (OSL)

L’OSL est née en 2000 de la convergence de divers groupes et mouvements anarchistes. Il s’agissait alors de dépasser la dispersion, le sectarisme et de faire le pari d’un anarchisme organisé. L’OSL initie un processus d’implantation développant le travail de quartier, syndical, avec les chômeurs et les chômeuses, contre la répression, privilégiant depuis la fin de l’année 2001 la participation aux organisations de chômeur-se-s de base. Avec les mots d’ordre d’unité, de démocratie et de fédéralisme comme ligne politique, l’OSL travaille dans les collectifs d’étudiant-e-s, contribue à la réouverture, la prise et la mise en marche d’entreprises, au coopérativisme. En 2002, elle commence à articuler des espaces de convergence et de débats entre organisations. Elle participe à un processus de rapprochement entre les différentes organisations d’Argentine avec comme objectif de former une seule organisation spécifiquement libertaire.

 
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