Égypte : Les Frères musulmans, ce tigre de papier




Après la chute de Moubarak, les Frères musulmans ont amorcé la conquête du pouvoir en Égypte. S’ils profitent des conflits internes à la classe dirigeante égyptienne, ils se heurtent de plus en plus à la colère des classes populaires.

Les débuts des années 1990 ont connu la montée en puissance de l’influence du courant islamiste des Frères musulmans dans plusieurs secteurs. Ceux-ci étaient en effet déjà à la tête de plusieurs syndicats, et plusieurs unions étudiantes étaient sous leur influence. Dans l’économie, les banques d’investissement islamistes étaient bien implantées malgré l’acharnement législatif employé contre elles. Moubarak menait une guerre sans merci contre les Frères musulmans : cette guerre se menait aussi bien dans les campagnes retranchées qu’au Caire, où des liquidations physiques ont été commises contre des membres politiques et intellectuels éminents. Ce déchaînement sécuritaire a déstabilisé les Frères musulmans en tant que composante de l’opposition à cette époque. Sauf qu’au même moment, la gauche avait le moral dans les chaussettes à cause de la chute de l’URSS. Tout le monde croyait que les Frères musulmans étaient très proches de prendre le pouvoir. La seule personne qui en doutait était Rifaat Saïd, l’éternel représentant du Parti du rassemblement de gauche : il disait que jamais les Frères musulmans ne pourraient gagner le pouvoir sans renverser Moubarak. Ceci est toujours vrai, au sens où, même avec la fin de Moubarak, les Frères musulmans sont dans l’incapacité d’avoir le contrôle sur les instances de l’État égyptien.

L’effondrement de la légende

Parmi les mythes qui ont longtemps collé à la réputation des Frères musulmans, il y avait la croyance que leur organisation était de fer, que leurs cadres ne se comptaient pas, qu’ils avaient comme membres un grand nombre de représentants de l’élite scientifique et intellectuelle, et que leur stratégie clé était de s’implanter dans toutes les composantes de l’État. Sauf que ces mythes se sont évaporés après leur tâtonnante accession au pouvoir. Au lieu d’une organisation disciplinée et stricte, on a vu des conflits internes permanents sur des questions de pouvoir, et une incapacité à avoir un ministère entièrement sous leur contrôle. L’organisation souffre d’un grand manque de cadres politiques et de technocrates, son projet politique et économique est dans le grand flou. Ajoutons à cela que la grogne de la population commence à se faire sentir : un large panel de catégories sociales différentes est aujourd’hui opposé aux Frères musulmans, que ce soit les chefs d’entreprise, les travailleurs et travailleuses, les habitantes et habitants des villes, celles et ceux des campagnes, etc…

Organisation politique ou Mafia ?

En règle générale, toute organisation politique s’établit sur une base de classe, de religion, d’ethnie, ou autre. Cette base est à la source de ses orientations politiques. Cette règle ne s’applique pas vraiment aux Frères musulmans car, en un sens, ils arrivent à dépasser ces clivages : ils gardent un rapport de classe clientéliste, dans la mesure où les travailleuses et travailleurs ne sont défendu-e-s que quand ils sont membres de l’organisation, et où les intérêts des entreprises (aux dépens des salarié-e-s) ne sont défendus que quand leurs propriétaires en sont membres aussi. Tout ceci favorise un rejet parmi les différentes classes, d’où la difficulté pour les Frères de faire des alliances, notamment avec les gens d’affaires (y compris l’armée) qui voient d’un mauvais oeil leur gestion « mafieuse » de l’économie, et surtout leur concurrence agressive.

Un pouvoir à mille facettes

Penser que le pouvoir de Moubarak a pu être détruit est une profonde illusion, car le pouvoir corrompu et tyrannique reste encore debout. Ce pouvoir se caractérise d’une part par l’alliance de deux grands colosses, le capitalisme « clientéliste » et le complexe d’affaires de l’armée, et d’autre part par une structure bureaucratique gigantesque. Il se maintient en connaissant parfaitement les zones d’influence des secteurs qu’il contrôle, et en ne les laissant pas s’entre-tuer. En effet, si Moubarak a été abandonné par l’armée, c’est qu’il voulait notamment agrandir la part du gâteau pour sa nouvelle bande d’ultra-libéraux, aux dépens du complexe militaire. Ainsi, la concurrence des Frères est farouchement combattue quand elle commence à prendre de la place. L’institution militaire réplique violemment à toute critique de leur part, même venant de Morsi. Le ministère de l’Intérieur résiste aussi aux pressions des Frères musulmans visant à l’utiliser comme une arme contre le peuple. L’appareil bureaucratique reste intransigeant face à la volonté de mainmise, en n’accordant aux cadres des Frères que des postes sans grande influence. L’ancien régime s’est débarrassé de Moubarak et de sa clique en mettant en avant, volontairement ou pas, les Frères musulmans, qui ont fait preuve d’une incompréhension handicapante du jeu des « puissants » colosses. Pis, ils se sont mis une grande frange de la classe populaire à dos, alors qu’une partie de celle-ci ne leur était pas hostile initialement, en laissant les prix des produits de première nécessité flamber, et en poussant l’État à abandonner les aides pour les services sociaux.

La question de la présence au pouvoir des Frères musulmans trouvera sa réponse dans leur capacité ou non à pacifier l’« arène » sociale, ce qu’ils sont pour l’instant incapables de faire. Ils se trouvent coincés entre l’enclume de la colère des classes populaires et le marteau du despotisme des militaires et de la grande bourgeoisie.
L’opportunisme de l’opposition actuelle, et son incapacité à créer une réelle force de contre-pouvoir, ainsi que les conflits internes chez les militaires, donnent plus de force au pouvoir des Frères musulmans. Par ailleurs, les États-Unis leur sont très favorables, dans le cadre de leur plan de soutien à l’islamisme modéré au Proche-Orient, sous la tutelle de la Turquie, et ce, malgré l’échec actuel de ce plan en Égypte et en Tunisie.

Yasser Abdelkawi (Mouvement socialiste libertaire egyptien),

traduit de l’arabe par Marouane (AL Paris Nord-Est)

 
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