Grande distribution : Barrages de Caddie contre les restructurations




Bosser chez Carrefour, c’est pas une panacée. Militer dans certains magasins où règne une ambiance raciste, ça l’est encore moins. Pourtant, le secteur est en plein bouleversement, et les salarié.es vont le payer très cher ! Récit de la grève du 31 mars dans un hypermarché de l’Hérault.

Ce matin, comme six matins sur sept, je me lève a 3 heures du mat’ pour aller bosser. D’ordinaire c’est pas la joie, mais aujourd’hui je ne me speede pas. Je me demande de quelle façon va se dérouler cette journée pas ordinaire.

Nous sommes en effet le samedi 31 mars 2018, et aujourd’hui c’est grève nationale dans les magasins Carrefour. Aura-t-elle, comme ce fut le cas en 2005 – ma première grève à Carrefour, organisée par FO –, l’allure d’une marche funèbre ? A l’époque FO avait négocié avec la direction pour que la grève cesse à 14 heures… et nous l’avait appris quelques minutes avant : fin de grève, reprenez le taf sinon il y aura sûrement des sanctions ! Suite à cet épisode, la CFDT s’est constituée et FO a été quasiment éliminée aux élections suivantes.

Pour la grève de cette année, à l’appel de l’intersyndicale CGT-CFDT-FO, était prévue une ­distribution de tracts – normal – mais, innovation, nous devions filtrer les entrées et sorties dans le magasin durant toute la journée. Quand je déboule vers 4 h 20, je trouve une dizaine de collègues. Petit à petit ­notre groupe grossit. Vers 7 heures, on découvre que la direction fait rentrer le personnel non gréviste par le drive pour éviter qu’on leur mette la pression... et que le suppléant du délégué du personnel CGT est parmi eux ! Indignation dans les rangs.

Comme souvent, le débrayage a été maximal en réserve et sur les étals – jusqu’à 90 % à la poissonnerie, 100 % à la boulangerie – et très faible sur les caisses. La majorité des salarié.es y sont des femmes en situation de précarité, avec des horaires à trous, qui ne peuvent se permettre de perdre un sou.

Lepénisation des esprits

Aux trois entrées de l’hypermarché, nos barrages filtrants sont composés d’amas de Caddie. Moyennant la prise d’un tract, on laisse passer les véhicules des familles avec enfants et celles qui vont au drive. Bonne surprise : une délégation de la fac de lettres de Montpellier nous rend visite. Sa proposition d’une convergence de lutte est perçue positivement, même si des oppositions se font entendre.

Il faut savoir que la plupart des employé.es sont issu.es des villages environnants, baignés par les idées de Chasse, pêche, nature et tradition, de De Villiers et, plus récemment, du FN ou de Debout la France… À une époque, dans le magasin, on a même eu deux délégués CGT qui faisaient de la propagande pour le FN – l’un a été exclu et l’autre a rejoint la CFDT avant d’en être exclu à son tour. Bref, tout cela entretient une mentalité ni très solidaire, ni très combative (euphémisme). Par exemple, quand j’utilise le mot ouvrier pour nous définir, ça suscite souvent des protestations : « Ah que non ! Nous sommes des employé.es, on n’a rien à voir avec ça ! » Et quand la colère gronde, il suffit souvent à la direction d’organiser une petite soirée ou un petit barbecue le midi pour se faire bien voir et calmer les récriminations.

Mais il y a pire. Quand l’actualité est marquée par des attentats islamistes, les collègues d’origine musulmane morflent salement. Après le massacre du Bataclan, pendant plusieurs jours, dans les réserves, des salarié.es se sont amusé.es à écrire des messages haineux sur les produits halal – du genre « retourne chez toi », « la valise ou le cercueil », etc. Et les délégué.es ne voulaient pas alerter la direction pour que cela cesse. Certains sont allés jusqu’à déféquer à côté des WC et à inscrire au marqueur « retournez d’où vous êtes issus » – message à l’adresse du personnel du nettoyage, pour l’essentiel d’origine maghrébine ou malgache.

Autant dire que l’organisation d’une grève peut être une bouffée d’oxygène, une parenthèse de solidarité de classe qui crée une ambiance différente pendant quelque temps.

Or, des motifs de protestation, on n’en manque pas. La productivité est en hausse constante, frôlant parfois le harcèlement, avec des réductions progressives d’effectifs, pour qu’on ne le sente pas trop passer, et du matériel non entretenu qui tombe en panne.

Le mot d’ordre c’est « économies, économies », non pas parce que Carrefour est déficitaire, loin de là. Ses bénéfices sont énormes, mais jugés insuffisants par les actionnaires.

Il y a actuellement de grosses interrogations sur le modèle économique de la grande distribution. Les poids lourds hexagonaux (Carrefour, Casino, Leclerc, Casino, Cora) craignent l’arrivée d’outsiders comme l’américain Amazon ou le chinois Alibaba, dopés au numérique et en pointe sur la robotisation. Pour maintenir leurs marges, ils comptent sur l’aide de l’État (casse du Code du travail, exonération de taxe foncière et autres cadeaux fiscaux comme le CICE), mettent la pression sur les salarié.es (ouvertures le soir et le dimanche) et lancent des plans de restructuration avec des wagons de licenciements.

La course à l’automatisation

Chacun y va de son plan visionnaire : « Vision 2025 » s’intitule justement celui d’Auchan, qui annonce une enveloppe de 1,3 milliard d’euros pour restructurer, avec 800 suppressions de postes à la clef, négociés avec la CFTC et la CGC. Des groupes fusionnent leurs centrales d’achats (Casino et Intermarché, Auchan et Système U). Les caisses automatiques sont appelées à se développer, la clientèle y étant de plus en plus « éduquée », et Casino veut imiter le système robotisé du britannique Ocado, qui permettrait de préparer un panier de 50 articles en moins de six minutes.

Carrefour, comme Casino, veut réduire ses surfaces, ou les exploiter en partenariat avec d’autres enseignes (la Fnac, par exemple). Certains rayons pourraient être limités à du retrait de produits commandés en ligne. La formule drive de Carrefour (on passe en voiture retirer la commande passée sur Internet) continue de se développer : on en compte désormais plus de 4 000, et même, depuis peu, des « drive piétons ».

Pour finir, il y a la solution de se débarrasser de magasins jugés trop peu rentables, soit en les fermant, soit en les passant en location-gérance. C’est le cas actuellement de 273 magasins Carrefour City ou Contact. Or, la location-gérance, c’est la promesse d’une baisse des conditions sociales pour les salarié.es transférés. On a constaté, par endroits, des réductions d’effectifs de 10 à 30 % et jusqu’à 20% de baisse de rémunération.

Bref, la grande distribution est en plein chambardement, et les patrons font tout pour que les actionnaires touchent leurs dividendes comme si de rien n’était. Ce sont les salarié.es qui en souffrent sur leurs feuilles de paie, dans leurs épaules, dans leurs jambes, dans le stress…

Il va nous falloir des luttes collectives pour enrayer cela, et pour élever le niveau de conscience contre ce système capitaliste impitoyable.

Éric (AL Montpellier)

 
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