Grève : L’heure des bilans




Jamais mouvement de lutte n’a autant plébiscité la grève générale interprofessionnelle public-privé. Même en remontant aux grèves de novembre-décembre 1995, on ne trouve pas autant de radicalité et de lucidité. Mais ce qu’on retiendra de ces mois de mai et juin, c’est le décalage entre ce que la rue a pu exprimer et l’immobilisme voire l’hostilité des directions syndicales envers celles et ceux qui ont pu porter la perspective de grève générale. Analyse.

Le 21 avril 2002 mettait en évidence une crise de la représentation politique d’une ampleur jusque-là inégalée.

Les grèves de mai-juin 2003 ont fait émerger une crise tout aussi grave de la représentation syndicale sourde aux exigences de la rue. Une crise dont on ne mesure peut-être pas encore tous les effets désastreux.

Aussi est-il nécessaire de faire le bilan des grèves de mai-juin 2003 pour comprendre ce qui s’est passé et en tirer des enseignements pour les combats à venir dans un contexte dominé par une offensive globale de la droite et du patronat.

Temporisation

Ce qui frappe d’abord, c’est l’incroyable attente des organisations syndicales pour expliquer le projet de la droite et du Medef sur les retraites et plus largement leur projet de société. Certains syndicats arguaient du fait qu’il était impossible de mobiliser sans connaître les dispositions du projet Fillon.
De février à avril 2003, la stratégie des confédérations a été de faire en sorte que le gouvernement « dévoile son projet » et « sorte du bois ». Alors même que les grandes lignes de la future loi étaient déjà bien connues (augmentation des seules cotisations salariales, augmentation du nombre d’annuités, baisse du niveau des retraites et des pensions...).

Cette attitude est d’autant plus condamnable que les deux boussoles du gouvernement étaient le décret Balladur d’août 1993 sur les retraites du secteur privé et l’accord de Barcelone signé par Chirac et Jospin en mars 2002 et préconisant d’allonger de 5 ans le nombre d’annuités pour partir en retraite.
En fait nous sommes là au cœur de la conception réformiste, corporatiste et bureaucratique du syndicalisme.
Le caractère de classe de la politique de Raffarin et du Medef est occulté. Ce qui vaut d’être débattu est ce qui entre dans le champ de la politique paritaire et relève d’un simulacre de négociation dans laquelle la question du rapport de force n’est pas primordiale.

Unité... contre la grève générale

L’autre raison de l’absence de grève générale est que les directions confédérales n’en voulaient pas. Et ce pour plusieurs raisons.
Jusqu’au bout CGT, FO, UNSA et FSU ont mis en avant une renégociation du plan Fillon dont la condition préalable ne serait pas le retrait. La CGT n’a même jamais exigé le retrait du plan Fillon.

Les directions de ces organisations ne souhaitaient pas aller à l’affrontement avec Raffarin et le Medef et craignaient une radicalisation qui aurait profité d’abord à l’extrême gauche. Blondel n’a-t-il pas dans un premier temps déclaré dans Le Monde qu’appeler à la grève générale, c’était faire référence à l’insurrection !!... avant de reprendre ce même mot d’ordre de grève générale interprofessionnelle... mais à ce moment-là les grèves étaient sur une phase soit stagnante soit descendante.
Ce refus d’en découdre a viré au sabotage de grande envergure quand la CGT a fait reprendre le travail après le 13 mai à la poste, à la RATP et à la SNCF.

Cette absence de rupture, on la trouve dans le renoncement aux 37,5 annuités pour tou(te)s de la CGT par exemple.

De plus les directions syndicales étaient confortées dans leur position d’attente puis de freinage par le fait qu’elles ne pouvaient compter sur un « débouché politique » portée par une « gauche plurielle » totalement inaudible du début à la fin des grèves.

Une « gauche plurielle » dont le PS, s’il avait été au pouvoir, aurait mené une politique similaire à celle de Raffarin.

Le problème de l’alternative

Si les bureaucraties syndicales avaient intérêt à être floues sur leurs revendications, il n’en allait pas de même pour les grévistes. Pourtant là aussi la faiblesse de l’auto-organisation était illustrée par le fait que les assemblées générales débattaient de la reconduction de la grève, du renforcement de son caractère interprofessionnel, mais ne se donnaient pas forcément les moyens de qualifier précisément leurs revendications pour le plus grand plaisir des bonzes syndicaux qui voient toujours le flou comme la condition d’une bonne négociation.

Dans le même ordre d’idées, le débat n’est pas allé assez loin en ce qui concerne l’alternative à opposer au plan Fillon.

Certes, il a beaucoup été question dans les rues et les assemblées de redistribution des richesses, de taxation du capital, de relèvement des cotisations retraites patronales. Mais l’argumentation pour convaincre les salarié(e) de se joindre à la grève reposait trop sur la question du retrait du plan Fillon (question au demeurant juste et incontournable). C’était nécessaire mais pas suffisant pour vaincre l’illusion gouvernementale d’un plan sans alternative possible et crédible.

Cette question était fondamentale car c’est elle qui permettait de poser la question du choix de société et de mettre en perspective la question de l’alternative au capitalisme.

Il est également intéressant de replacer dans une perspective historique la question de l’auto-organisation et de la démocratie. Les grèves de 1986-1988 et de 1995 restent les références obligées.

En 2003, l’auto-organisation a existé de façon limitée. Elle a marqué la grève de l’Éducation nationale et a eu dans de nombreux départements et villes un prolongement interprofessionnel. C’est dans la lutte la plus puissante, celle des enseignant(e)s qu’elle a été le plus plébiscitée. Elle reposait sur l’existence d’assemblées générales de villes, de départements et de régions et a trouvé un prolongement à travers la constitution d’une coordination nationale. Internet a été un outil déterminant car vecteur d’autonomie pour diffuser les informations parallèlement aux syndicats et développer les débats.

Tout n’a pas été idyllique pour autant, car auto-organisation ne signifie pas automatiquement démocratie. De nombreux débats ont été nécessaires pour clarifier la question du mandatement. Cela a été notamment le cas quand il est apparu que les militant(e)s de Lutte Ouvrière (LO) dans l’Éducation nationale, s’opposaient au mandatement et s’efforçaient de s’assurer une surreprésentation dans la coordination des bahuts en lutte d’Île-de-France en vue de la contrôler. Une partie des délégué(e)s LO, libres de tout mandat, ne représentant qu’eux/elles-mêmes dans les assemblées de ladite coordination...

Auto-organisation et syndicalisme de lutte

L’auto-organisation, c’est la force de ce mouvement d’en-bas qui est à l’origine de la constitution d’assemblées interprofessionnelles, de villes, de départements, plus rarement de régions, intégrant les organisations syndicales en tant que telles.

Dans les secteurs autres que l’enseignement, l’organisation de la lutte a reposé essentiellement sur les impulsions données par les fédérations syndicales professionnelles.

En 1986-88, les coordinations avaient touché toutes les luttes : étudiant(e)s, cheminot(e)s, infirmièr(e)s, postier(e)s...

On a souvent dit que les SUD en constituaient le prolongement syndical presque naturel. C’est en partie vrai, mais c’est en partie abusif car une organisation, même lorsqu’elle se revendique d’une culture démocratique et d’un syndicalisme de masse, n’est pas une fin en soi. Elle est une des formes de l’organisation démocratique de la lutte certainement pas la seule, et elle ne peut faire l’impasse de questions aussi cruciales que l’unité des travailleurs(ses) et de leurs organisations.

Dans les secteurs autres que l’Éducation nationale on a souvent oublié que dans auto-organisation, il y avait organisation.

Tout le monde a pu déplorer l’absence de dimension massive des grève hors Éducation nationale. On ne s’est toutefois pas interrogé sur les erreurs faites par les organisations syndicales y compris les plus combatives (retard dans l’information sur les projets incriminés, faiblesse des contre-propositions, nombreuses assemblées de salarié(e)s mais quasi-absence de réunions de syndiqué(e)s pour débattre des stratégies d’action revendicative...), erreurs qui ont constitué autant de difficultés à rendre les grèves plus massives.

Enfin, si la temporisation des directions syndicales a été néfaste, il faut également évoquer le travail de désinformation des médias qui a atteint des sommets. La désinformation faisant chorus avec une répression policière bien plus forte que dans les grandes grèves de 1986 et 1995. L’étonnement de nombre de grévistes face à ce travail de sape montre bien que la question de la domination et du conditionnement idéologique reste encore largement sous-estimé.

Débattre et s’organiser pour vaincre

Les grèves de mai-juin 2003, même si elles se soldent par une défaite dans le domaine des retraites, ne sauraient se résumer à ce résultat. Elles comportent de nombreux acquis sur lesquels il faudra s’appuyer dans les mois qui viennent afin que la lutte des classes ne fonctionne pas que dans un sens, celui des intérêts des classes dirigeantes.

Il faut retenir le fort potentiel de combativité que les manœuvres bureaucratiques n’ont pas complètement entamé. C’est lui qui a amené le gouvernement à reculer provisoirement sur une partie de la décentralisation et sur l’autonomie des universités.

À la différence de 1986 et 1995, on a pu noter une mobilisation significative de nombre de travailleurs(ses) du secteur privé dans les temps forts de mobilisation.

Autre point positif, le plébiscite de la grève générale, un débat qu’il faut reprendre. Un débat il faut tirer tous les enseignements afin de ne pas passer à côté de cette perspective et gagner la prochaine fois.

Les grèves ont également été marquées par un fort désir d’unité et de solidarité interprofessionnelle à la base. Dans plusieurs villes, syndiqué(e)s et non-syndiqué(e)s souhaitent que des rencontres, initiatives et structures interprofessionnelles se poursuivent dans les semaines et les mois à venir.

Dans le domaine des idées, on notera aussi le progrès des idées anticapitalistes et de redistribution des richesses, mais aussi d’un choix de société solidaire alternatif au capitalisme. On retiendra également pour la première fois, à Annemasse à l’occasion du G8, une jonction qui n’a duré qu’un moment mais pour autant hautement symbolique entre travailleurs(ses) en lutte et mouvement altermondialisation.

On peut également donner l’exemple des instituteurs(trices) pour illustrer les progrès de ces idées. Alors que les écoles élémentaires et primaires connaissent déjà la décentralisation pour les cantines, les personnels de service, les centres de loisirs... cette catégorie a été très mobilisée et ce sans doute parce qu’elle a bien perçu derrière le projet de décentralisation celui de la privatisation.

Autant de points d’appui pour les semaines et mois à venir qui vont être marqués par l’action globale du gouvernement et du Medef dans le domaine des retraites complémentaires, de l’assurance maladie, des privatisations d’entreprises publiques, de la remise en cause du droit de grève, de la décentralisation, des universités, de l’emploi, de l’individualisation des rémunérations dans le secteur public...

Si la tentation de s’en sortir en restant ou en luttant dans son coin peut exister, c’est bien la recherche de nouvelles solidarités et d’une unité transcendant les manœuvres d’appareils qui est porteuse d’avenir.

Laurent Esquerre

 
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