Lire : Durand, « Grain de sable sous le capot »




Les éditions Agone ont déterré un petit trésor en rééditant ces chroniques, rédigées par un ouvrier spécialisé, de la contre-culture sur les chaînes de montage de Peugeot-Sochaux, entre 1972 et 2003.

Trente ans d’anecdotes qui sont bien plus que des anecdotes : on pourrait résumer ainsi Grain de sable sous le capot, le livre hors norme que viennent de rééditer les éditions Agone.

L’auteur, Marcel Durand (de son vrai nom Hubert Truxler) est entré en février 1968, à l’âge de 21 ans, à Peugeot-Sochaux, cette usine immense, véritable ville dans la ville : 43.000 salariés en 1979, moins de 16.000 fin 2003. Des centaines de visages, d’histoires personnelles, de conflits ; des hommes, des femmes, un certain nombre immigrés, des petits chefs, des syndicalistes, des fayots, des gens-comme-tout-le-monde…

En 1972, Hubert est un ouvrier spécialisé (OS) « de base », qui prend le stylo et se lance dans l’écriture. Sur des bouts de papier, au dos de tracts, sur tout ce qui lui passe par la main. « Je prenais des notes, explique-t-il dans l’avant-propos du livre, à l’occasion d’événements marquants : prise de gueule avec le chef, rigolade entre collègues, débrayage. Je voulais garder une trace de cette vie à la chaîne. » Les éditions La Brèche, liées à la LCR, publient une première fois l’ouvrage en 1990.

« Au ras de la chaîne »

La première partie du livre (1973-1977) relate « les anecdotes, les combines, les magouilles et les gags d’un petit groupe d’ouvriers de l’empire Peugeot pendant la période faste. À travers ce clan, il vous fait découvrir l’ambiance ouvrière au ras de la chaîne. Ce qu’est un OS. Ce qu’il fait. Ce qu’il pense. Car un OS… ça pense. Oui monsieur ! Tout ça en bloc, sans respect de la chronologie des événements ». La seconde partie est centrée sur la grève avortée de l’automne 1981. La troisième sur la résistance passive et opiniâtre au « management participatif » mis en place sur le modèle japonais dans les années 1980. Les deux derniers chapitres, dont un sur la grande grève de 1989, ont été ajoutés à l’occasion de cette réédition, préfacée par le sociologue Michel Pialoux qui avait déjà largement utilisé les témoignages de Truxler pour son excellent Retour sur la condition ouvrière en 1999.

L’authenticité est le principal atout de ce livre, qui dépeint une véritable contre-culture. À titre d’exemple, ce chapitre sur « la résistance des Hen-Heins », une onomatopée imitant le bruit d’une visseuse, et qu’on glisse dans ses phrases à tout bout de champ pour rigoler. « Hen-Hein samedi ? (tu travailles samedi ?) […] Hen-Hein canette ? (t’as une canette ?) » Spectacle baroque auquel assistent des chefs déconcertés, exclus de ce mode de communication. « Ce langage sommaire n’a rien à voir avec l’espéranto. C’est le mode d’expression d’une poignée d’OS agités, qui s’obligent à rêver d’autre chose qu’à l’esprit Peugeot. »

Qu’est la philosophie hen-hein au bout du compte ? Être tout sauf un « Siap » ! Le Siap, c’est le Syndicat indépendant des automobiles Peugeot, structure jaune créé par les patrons. « Pour les ouvriers de Sochaux, Siap signifie surtout fayot, fumier, feignant, cravate. Bref, tout ce qui est pourri. » Les Hen-Heins se reconnaissent entre eux et entre elles, méprisent les Siap. « C’est vachement important que chaque Hen-Hein sache qu’il n’est pas tout seul. Même s’il en chie. Et ça c’est sûr qu’il en chie. »

Ce sont ces mille petits gestes de refus et de solidarité quotidienne, entre autres, qui permettent de ne pas craquer face à la terrible pression des cadences, de la hiérarchie, des horaires flexibilisés, à la violence de l’exploitation.

Observateur avisé des innovations du management, Marcel Durand montre comment les différentes catégories d’OS sont mises en concurrence. Ainsi une partie des hommes qui, victimes de leur machisme, ne veulent pas se montrer moins productifs que les femmes. Ainsi l’importation massive de travailleurs immigrés, parqués dans des cahutes en préfabriqué, à huit par F4, syndiqués d’office au Siap, est censée casser la cohésion culturelle des OS. La grève de 1981 va aider à aplanir les barrières. Mais bientôt se posera le problème de la multiplication des intérimaires, nouvelle stratégie de la direction.

Durand était le type même de l’ouvrier récalcitrant et espiègle, dont le goût immodéré pour la dérision tous azimuts irritait les chefs, mais agaçait aussi un peu les militantes et les militants syndicaux. Un humaniste également, qui a pris sa retraite en 2003. C’est l’épilogue du bouquin. Bye bye à la « Galère Pijo » !

Guillaume Davranche(AL Paris-Sud)

  • Marcel Durand, Grain de sable sous le capot. Résistance & contre-culture ouvrière : les chaînes de montage de Peugeot (1972-2003). Préface de Michel Pialoux. Réédition revue et augmentée, 432 pages, 21,85 euros.
 
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