Livre : Pourquoi un « Maitron des anarchistes » ?




Anarcho-syndicalistes du Havre, ardoisiers de Trélazé, bagnards de Guyane, gantiers de Saint-Junien, individualistes de Bruxelles, inculpés de Lyon, postiers de Paris-Brune... On les retrouve toutes et tous dans le Dictionnaire biographique du mouvement libertaire francophone paru le 1er mai. Mais au fait, à quoi sert un tel outil ?

Il aura fallu, au total, huit années d’un passionnant labeur coopératif et bénévole pour aboutir, mais c’est fait : pour ses 50 ans, la monumentale collection du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français – alias « le Maitron », du nom de son fondateur – vient de s’enrichir d’un nouvel opus, dédié aux anarchistes.

Fronçons les sourcils un instant. Que les amateurs d’hagiographies et d’images d’Épinal passent leur chemin. Il s’agit bien d’un ouvrage d’histoire, avec tout ce qu’il peut avoir d’irrévérencieux et même d’iconoclaste. Si on étudie les militantes et les militants, ce n’est pas pour leur tresser des couronnes de laurier ; c’est en premier lieu pour comprendre leur époque. L’analyse quantitative – dite prosopographique – des notices peut ainsi mettre au jour des phénomènes générationnels, des périodes, des ruptures ou des continuités.

Ce souci scientifique étant bien établi, détendons-nous, et reconnaissons de bonne foi l’attrait
premier d’une telle œuvre : les portraits haut en couleurs n’y manquent pas, et l’on suivra avec passion maints personnages dans leurs péripéties, à travers les
grèves, les meetings, la mise sur pieds de journaux, de syndicats, les grandes controverses, mais aussi les amitiés franches et les perfides rivalités, les mouchards, la répression, l’exil, la prison.

Textes en réseau

Dans un tel ouvrage, tous les textes sont peu ou prou en réseau. On peut ainsi voyager de personnage en personnage, happé par le récit collectif qui s’ébauche. Le profane familiarisé avec les grands noms commencera peut-être par Ravachol mais, de fil en aiguille, il se retrouvera vite aux côtés de Malato dans l’exil londonien, de Charles Ridel sur le front d’Aragon, d’Émile Pouget à la CGT, ou de Fernand Doukhan dans l’Algérie insurgée.
Cette intertextualité aide, en elle-même, à resituer les personnages dans leur contexte.

C’est également le but de l’introduction historique du dictionnaire, qui prend la forme d’une dense chronologie commentée, agrémentée de quelques notions (d’où vient l’individualisme ? D’où vient le drapeau noir ? De quand date l’anarcho-syndicalisme ? D’où vient le drapeau rouge et noir ? etc.).

Dans le dictionnaire imprimé, on trouve une sélection de 500 biographies. L’idée d’y ajouter un CD-Rom ayant été abandonnée, près de 3.000 notices ont directement été versées au Maitron-en-ligne (http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr), qui sera accessible aux acquéreurs du volume. On y trouvera ainsi les versions longues de certaines notices que le format papier ne pouvait pas digérer. Un personnage comme Louis Lecoin, qui a eu plusieurs vies militantes successives, dispose d’une notice synthétique dans la version papier, mais trois fois plus longue et détaillée sur le web.

Des centaines de notices sont entièrement inédites, dont plusieurs dizaines pour la période 1945-1981. Ceux et celles qui voudraient creuser l’histoire récente du courant communiste libertaire ont par exemple à leur disposition tout un panel illustrant ce que furent la FA de 1945, la FCL, l’ORA, l’OCL et l’UTCL.

Au-delà des frontières nationales

Le champ d’investigation a bien sûr été borné dans l’espace et dans le temps. Y entrent toutes les personnes ayant eu, avant 1981, une activité notoire dans le mouvement libertaire francophone en France, en Belgique, en Suisse, en Afrique du Nord et en Amérique du Nord. Les immigrés russes, italiens, espagnols, chinois, bulgares et autres y ont leur place, dès lors qu’ils ont agi dans cet espace en lien avec le mouvement anarchiste autochtone – ce qui est loin d’être toujours le cas, notamment pour les Espagnols. Cette dimension transnationale est une des richesses du dictionnaire.

À ce sujet, quitte à enfoncer une porte ouverte, il faut souligner l’importance cruciale d’un outil dont ne disposaient pas les historiens de la génération de Jean Maitron, et dont on peinerait aujourd’hui à se passer : Internet. D’une part parce qu’il a rendu possible un véritable travail collectif du comité éditorial, doté d’un outil collaboratif en ligne. D’autre part, parce que la numérisation croissante des archives – de l’état civil aux fichiers de bagnards, en passant par les collections de la BNF sur Gallica.fr – a mis les sources à la portée du plus grand nombre, libérant un flot d’informations nouvelles, accélérant les recherches, facilitant les vérifications et les recoupements.

Quid des militantes ?

« Au théâtre de la mémoire », les femmes sont « ombre légère », constataient Georges Duby et Michelle Perrot dans leur Histoire des femmes en Occident. Le sachant, on a redoublé de vigilance dans les investigations comme dans l’écriture. Une femme n’est plus la « maîtresse » – vocabulaire issu des rapports policiers – d’un militant, mais sa compagne. Et les couples militants ne font plus l’objet d’une notice unique : désormais les femmes bénéficient de leur propre biographie. Bien des militantes ont ainsi été tirées de l’oubli, sans faire de miracle pour autant. Elles restent la portion congrue, pour les raisons habituelles : moindre engagement public, rareté des sources policières et journalistiques, auto-effacement…

Le travail coopératif a permis une harmonisation certaine en recoupant les informations, en créant des renvois, en éliminant des contradictions. Il existe désormais plusieurs grappes de notices cohérentes, se complétant les unes les autres – les anarcho-syndicalistes du Bâtiment ; ceux du Havre ; les réfugiés italiens de l’Entre-deux-guerres ; les anarchistes du Gard ; du Var ; des Ardennes ; du Finistère ; de Belgique ; de Suisse ; les individualistes ; les émigrés aux États-Unis ; ceux du procès des Trente ; ceux du procès des Soixante-six ; la bande à Bonnot ; la FCA ; Noir et Rouge…

Pour terminer, rappelons une chose importante : tout en constituant un bond en avant pour l’historiographie de l’anarchisme de langue française, ce dictionnaire ne peut prétendre à l’exhaustivité. D’immenses gisements d’information restent à explorer, notamment dans les archives départementales. Ce dictionnaire doit être compris comme un work-in-progress qui aspire à être plus largement participatif. Ce sera en tout cas un formidable outil pour des recherches futures.

Guillaume Davranche (AL Montreuil)

 
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