Culture

Livres jeunesse : Pour Noël, subvertissez les enfants !




Dans notre société de surconsommation, les enfants, dès leur plus jeune âge, sont des cibles privilégiées pour les publicitaires. Les listes au Père Noël s’allongent indéfiniment, sans qu’on y voit figurer un seul livre. Même pour les parents de bonne volonté, les albums jeunesse se réduisent souvent dans les grandes surfaces à des séries éditées à la hâte, à la rentabilité conséquente et souvent ouvertement genrées.

Pourtant, les albums de qualité sont nombreux, et l’ouverture à la lecture dès le plus jeune âge – et ce avant même l’apprentissage de la parole – est une nécessité première : ­outre ses bienfaits en termes de langage et cognition, conter des histoires confère du sens à l’acte de lecture, en tant qu’outil de compréhension du monde et d’émancipation dans un cadre affectif réconfortant. S’il est apporté précocement, ce sens peut être intégré inconsciemment par tout enfant. Un enfant qui lit, c’est un adulte qui pense. Essai de sélection d’autre chose que le sempiternel conte fondé sur la crainte du grand méchant loup…

Julie (AL Moselle)


Chut ! On a un plan

« La paix ne peut être maintenue par la force ; elle ne peut être obtenue que par la compréhension mutuelle. » L’album dédié de manière indicative aux 2 à 7 ans s’ouvre en aparté sur cette citation d’Einstein, qui fait forcément écho à nous autres adultes, qui évoluons dans une société dont les hostilités sont aujourd’hui plus que larvées. Puis, l’auteur étale ses pinceaux dans les tons bleu nuit d’une forêt sombre au cœur de laquelle évoluent quatre chasseurs coiffés de pompons et armés de filets à papillon. On se demande bien quel genre de mauvais coup ils sont en train de mijoter. Chut ! Ils ont un plan... Ils sont à la poursuite d’un bel oiseau dont les couleurs vives contrastent et témoignent de sa superbe... Sur la pointe, pointe des pieds... À l’attaque ! … mais ils s’empêtrent lamentablement pendant que l’oiseau s’envole à tire d’ailes.

D’échec en échec, ils diversifient les tentatives, tandis que le plus petit d’entre eux, attiré par l’oiseau dont il voudrait devenir ­l’ami, se fait sans cesse rabrouer tel un militant prétendument naïf et taxé d’angélisme. Finalement, malgré les injonctions à se taire, il se range aux côtés des oiseaux qui se liguent contre les trois grands bonnets, illustrant à quel point l’union fait la force, bel écho à l’image récurrente dans le milieu militant des petits poissons avalant les gros, en bien plus faible nombre. Cet album burlesque, visuel et délicieux à force de répétitions, très théâtral, est un régal à partager à haute voix.

  • Chris Haughton, Chut ! On a un plan, Thierry Magnier Albums Jeunesse, 2014, 32 pages, 14,20 euros.

Mon amour

C’est un livre utile aux partisanes et partisans de la non-violence éducative. Si les visages crayonnés par Astrid Desbordes rappellent les personnages d’albums d’une autre décennie, ils s’associent à un texte subtil, loin des injonctions un poil autoritaristes des parents du docile Petit Ours brun des années 1970.

À l’heure du coucher, ­Archibald demande à sa maman si elle l’aimera toute la vie. Celle-ci lui confie alors un secret et se lance dans l’inventaire de toutes les situations de vie où elle l’aime, inconditionnellement et de façon constante.

Ce point est fondamental pour les militants et militantes en faveur de la non-violence éducative. Il prend le contre-pied d’une culpabilisation possible des enfants dans des traits de caractère négativement figés par rapport à la représentation constante de situations négativement appréciées par les parents. En opposant en vis-à-vis des situations contraires qui jouent sur les registres du quotidien et de l’imaginaire, de la poésie et de l’humour, l’auteur invoque plutôt le respect et l’écoute mutuels, le droit à l’erreur, aux ­débordements de part et d’autre – parent comme enfant –, la possibilité pour chacun de mener sa vie propre, etc.

« Je t’aime quand tu penses à moi et quand tu oublies », « quand tu as réussi, et quand tu vas réussir », etc. À en juger par le large sourire que provoque cette lecture chez celui ou celle qui l’écoute, aucun doute que l’occasion de susurrer cette vingtaine de « je t’aime » circonstanciés à son enfant font beaucoup de bien, de 0 à 10 ans.

  • Astrid Desbordes, Mon amour, Illustrations de Pauline Martin, 2015, éditions Albin Michel, 48 pages, 9,90 euros.

Little Man

Dans la catégorie livre-objet, voici le plus sublime de cette sélection. Le livre se fait art, grâce aux découpages au laser d’une minutie fascinante de cet auteur-illustrateur prolifique qui a déjà fait ses preuves en matière de jeux d’ombre et de lumière, notamment avec Pleine Lune et Plein Soleil, où les paysages africains y sont poétiquement déclinés et teintés d’or. Dans Little Man, nous sommes happé.es par l’observation de ce foisonnement de détails – notamment architecturaux si caractéristiques de la ville de New York – et l’unique petite phrase qui ponctue chaque double page suffit à nous raconter avec force l’histoire de Cassius, petit garçon qui a fui la guerre et désormais réfugié dans cette jungle urbaine. Il se fond dans ce décor, court à perte de vue et a rêvé qu’il jouait à cache-cache avec les adultes. Le caractère lapidaire du récit permet à chacun d’interpréter ce qu’elle ou il voit, selon son niveau de compréhension modifiable de 3 à 99 ans. À l’instar de ­cette page où, après qu’il a compris qu’il est désormais en sécurité, la silhouette de Cassius s’échappe au loin avec la ferme conviction que « la statue veille sur lui », tandis que deux policiers sont fermement postés en coin de page sous un feu rouge. Les policiers sont-ils là pour renforcer son sentiment de sécurité ou tente-t-il au contraire de leur échapper ? Toutes ces questions peuvent trouver autant de réponse que de feuilletage. Une expérience à partager et réitérer encore et encore, tant l’objet est spectaculaire et prétexte à échange, réflexion et extrapolations.

  • Antoine Guilloppé, Little Man, 2014, Gautier-Languereau, 32 pages, 19,90 euros.

Ernest et Célestine

Ernest est un saltimbanque qui vit en marge de la société, Célestine une orpheline qui aime dessiner malgré les réprimandes dues à sa vocation toute tracée de future dentiste, puisqu’il en est ainsi de tous et toutes les rongeuses et rongeurs. Il est gros ours. Elle est petite souris. Dès leur plus tendre enfance, ces dernières sont conditionnées à la peur viscérale des premiers, et vice versa. Chacune de ces sociétés vivent en autarcie, en évitant soigneusement l’autre. Pourtant, ces deux-là vont s’apprivoiser et s’aimer. Dans une superbe allégorie de nos sociétés policées, qui interroge sur la peur de l’étranger, son poids de ces conceptions dans le système judiciaire, mais aussi le droit à la différence.

Cette histoire est une réflexion sur la norme et sa possible iniquité. Une ode au développement d’une personnalité propre et à la richesse procurée par la sortie de nos zones de confort nous est poétiquement contée. L’histoire se décline en une série de livres illustrés par l’écrivaine et illustratrice belge Gabrielle Vincent entre 1981 et 2000 aux éditions Duculot, magistralement réinterprétés dans le film d’animation belgo-franco-luxembourgeois réalisé par Stéphane Aubier, Vincent Patar et Benjamin Renner en 2012.

  • Ernest et Célestine, série de Gabrielle Vincent, éditions Duculot entre 1981 et 2000.
 
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