11e congrès d’AL (Toulouse, 2012)

Quelle organisation pour les précaires ?




Dans le contexte d’une crise dont la sortie n’apparait pas à l’horizon, avec austérité et plans de rigueur comme seule perspective, se pose la question de la massification de la précarité. Comment envisager la précarité et surtout, comment lutter contre elle ?

La précarité : un statut difficile à appréhender

Tout d’abord, il faut distinguer la précarité de la pauvreté et de ses manifestations les plus extrêmes. Un stéréotype courant est de réduire la précarité à ses expressions les plus ultimes et les plus visibles, comme par exemple la portion de la population qui vit dans la rue. Pour nous, au contraire, la notion de précarité recouvre une réalité bien plus large, et en un sens, invisible.

Qu’est-ce que la précarité ?

Elle peut être définie comme une position socio-économique où l’accès à des ressources (allocations, salaires, revenus, logement, énergie, …) est incertain dans le temps, c’est-à-dire susceptible d’interruption à tout moment. Cet accès est soumis à l’arbitraire d’une autorité, qu’elle soit administrative (Pôle Emploi, Caf…), ou hiérarchique (employeurs publics ou privés). Cette incertitude grève l’ensemble de la vie de celles et ceux qui la subissent : détérioration des relations amicales et familiales, mobilité contrainte, dégradation du niveau de vie, aucune possibilité de projet de vie à moyen et long terme…

Cette définition s’applique bien sûr à la condition même de salarié-e. Mais nous nous intéressons ici aux parties du salariat qui subissent le niveau d’incertitude le plus élevé.

Sa place dans le marché du travail

Schématiquement, le marché du travail est scindé en deux ensembles ni hermétiques ni vraiment homogènes.

Le premier marché se caractérise par la sécurité de l’emploi (CDI, statut de fonctionnaire ou équivalent), des salaires stables et souvent plus élevés que le salaire médian ; il permet un accès facilité aux biens de consommation, aux crédits, à la location et à la propriété immobilière.

Le second sert de variable d’ajustement et englobe les travailleurs ne bénéficiant pas d’une position stable. Il regroupe les précaires et les chômeurs. Il induit une difficulté d’accès aux ressources et une moindre intégration au collectif de travail. Il regroupe une grande diversité de statuts : stage, CDD, chômage, intérim, temps partiel, travail clandestin, certains types de CDI (chantage à l’emploi : fermeture de site), contrat aidé, intermittence, travail en alternance ou en apprentissage, auto-entreprise…

La précarité se caractérise par le passage rapide de l’un de ces statuts à l’autre, voire leur cumul (exemple : être allocataire du « RSA activité » et travailler à temps partiel en CDD). C’est la précarité, plutôt que l’appartenance à l’une ou l’autre de ces catégories, qui devient le statut économique à long terme.

Combien y a-t-il de précaires ?

Pour donner un ordre d’idée, on compte une population active de 26.241.000 travailleurs et travailleuses en 2011 selon l’INSEE. Au sein de laquelle on dénombre :
 4,8 millions de chômeurs en décembre 2011.
 750.000 stagiaires1 en 2011 [1].
 2 millions d’allocataires du RSA.
 665.000 étudiants boursiers en 2011 [2].
 2.900.000 travailleurs précaires en 2011 : 400.000 intérimaires, 350.000 apprentis et 2.100.000 CDD

Ces chiffres, qui sont accessibles, ne prennent pas en compte le travail au noir, qui représenterait 4% du PIB soit 60 Milliards d’euros (Insee 2010).

Pas plus que la masse de salarié-e-s en CDI à temps plein qui travaillent dans des petites entreprises de sous-traitance. Officiellement, leur statut les mettrait à l’abri de la précarité. Sauf qu’ils sont sur un siège éjectable au gré des délocalisations et des changements brutaux de fournisseurs des grandes entreprises donneuses d’ordres. La seule sous-traitance industrielle (à laquelle il conviendrait d’ajouter un ensemble d’entreprises de services) employait environ 350.000 personnes en 2007.

L’addition des différents chiffres obtenus donne un total de 11,45 millions de précaires. Cela dit, étant donné que différents statuts peuvent être cumulés, et que les titulaires du RSA et les étudiant-e-s ne sont pas comptabilisé-e-s dans la population active, il est difficile de quantifier précisément le nombre de précaires. On peut cependant estimer qu’environ 30 à 40% de la population active a un statut précaire. Ce qui représente une fourchette basse de 7,8 millions de personnes et une fourchette haute de 9,4 millions de personnes.

De plus, à cette population de précaires définie comme active, s’ajoute les précaires retraité-e-s. Sans patrimoine et à faible revenus (minimum vieillesse ou petites retraites), cette population difficilement quantifiable subit les mêmes types de difficultés quant à leurs conditions d’existence (logement, soins, nourriture) que nombre de précaires actifs.

La précarisation est le fruit d’une politique capitaliste qui permet de fragiliser une grande partie du salariat et de le fractionner en de multiples statuts, rendant ainsi les luttes collectives plus difficiles.

Quelles perspectives d’organisation et d’action collective ?

Bilan des luttes des précaires

Dans les années 2000, on a pu observer une mutation : alors que les mouvements de chômeurs stagnaient ou régressaient, ils ont vu émerger à leurs côtés divers collectifs hybrides de lutte contre les précarités.

Les mouvements contemporains de chômeurs apparaissent sur la scène publique en 1994 avec les premières Marches contre le chômage. Les principales composantes en sont l’Apeis, le MNCP, la CGT-Chômeurs et Agir contre le chômage ! (AC !).

Le cycle de lutte des années 1997 et 1998 a vu les mouvements de chômeurs passer de la simple revendication du retour au plein emploi à celle du revenu garanti, sans forcément y lier le travail.

Le tournant des années 2000 voit un élargissement de la question du chômage à celle de la précarité, qui se développe alors très rapidement4. À Paris, la lutte du Pizza Hut de l’Opéra, et surtout celle du McDo du boulevard Saint-Germain (115 jours de grève en 2000-2001) sont emblématiques de cette mutation.

En 2003, les intermittents en lutte contre la réforme de leur statut apportent un supplément de visibilité aux luttes contre la précarité ; ils sont suivis de près par les stagiaires dont Génération précaire sera la figure de proue médiatique.

Le mouvement de 2006 de lutte contre le CPE et la loi sur l’égalité des chances mettront définitivement la question de la précarité au centre du débat.

Dès lors, les grandes initiatives de chômeurs-précaires se sont essentiellement retrouvées dans le collectif Droit Nouveaux, qui a surtout organisé des marches régionales contre le chômage. Il est à noter qu’à cette période les mouvements de précaires et de chômeurs élargissent leurs revendications au refus du contrôle étendu des précaires indemnisés (CAF, Pôle Emploi).

Pour Evelyne Perrin qui analyse ces évolutions, c’est à un « profond renouvellement du mouvement des chômeurs que l’on assiste progressivement, avec une mise à distance de l’emploi à tout prix, un pas de côté par rapport aux revendications classiques portées en vain depuis des années par le mouvement, pour privilégier des actions et des modes d’intervention donnant une « prise » sur la situation vécue ». [3]

Depuis les années 1990 nous avons vécu le passage d’un chômage de longue durée massif à une réduction accompagnée d’une précarisation généralisée du salariat, pour aboutir à la situation décrite dans la première partie. Ces mutations expliquent l’extension du mouvement des chômeurs à un mouvement des précaires, élargissant aussi les revendications.

Il nous apparaît indispensable que les différents éléments du mouvement des chômeurs et des précaires arrivent à fonctionner ensemble, sans nier les spécificités de chacun, ce qui permettrait un rapport de force plus favorable aux précaires.

La spécificité des travailleurs précaires

Ce qui en premier lieu caractérise la situation du précaire est une intégration plus difficile (ce qui ne veut pas dire impossible) au collectif de travail.

Le collectif de travail, qu’on peut définir comme un « collectif [qui] réunit des individus appartenant à une communauté d’intérêt, adoptant des règles de travail communes et mettant en place des régulations collectives de l’activité », permet de « partager et construire des stratégies défensives face à ce qui fait souffrir au travail » [4]. La plupart du temps le caractère temporaire d’un emploi réduit la possibilité d’appropriation du lieu de travail ; c’est un obstacle à l’intégration dans le collectif de travail.

La syndicalisation des précaires sur le lieu même du travail est ardue, et ce pour plusieurs raisons : D’un côté, le sentiment de n’être que de passage ne les incite pas à se syndiquer. De l’autre, leur présence temporaire décourage les syndicats de chercher à les recruter.

De plus, la situation précaire rend encore plus vulnérable à la discrimination syndicale du fait des pressions patronales (harcèlement, non-renouvellement, chantage). Il suffit de ne pas renouveler un contrat pour que la personne disparaisse du lieu de travail.

Quelles solutions face à cette situation ?

L’organisation des précaires

On peut distinguer deux types d’emploi précaire. Le premier concerne les salarié-e-s présent-e-s sur un emploi de façon régulière et dans la durée, mais avec un statut précaire. De tels travailleurs sont généralement bien intégrés dans le collectif de travail. Leurs collègues ignorent bien souvent leur différence de statut. Dans ce type de situations la perspective est l’acquisition d’un statut stable au sein de l’entreprise : il est donc logique que les précaires s’organisent dans la section syndicale de leur lieu de travail

Le deuxième type concerne les travailleurs qui alternent chômage et périodes courtes de travail, qui changent très fréquemment d’employeur, le tout sans intégration réelle à un collectif de travail.

Dans ce cas de figure, il est nécessaire que les précaires s’organisent sur la base de la situation, c’est-à-dire la précarité à un échelon territorial pertinent (quartier, commune, département).

Cette organisation devrait alors se faire en rapport avec la situation de précarité telle qu’elle est définie ci-dessus et non selon un statut souvent mutant. Il y a plus de sens à s’organiser en tant que précaire qu’en tant que chômeur, puis en fin de droits en tant que RSAste, puis en tant que saisonnier en CDD puis rebelote en tant que chômeur.

Ce type d’organisation large présente plusieurs avantages. Le premier est de permettre de s’organiser dans la durée en cas de changement de travail ou de statut individuel. Le deuxième est de permettre de lutter contre tous les aspects de la précarité et pas seulement ceux liés au travail : accès aux prestations sociales, au logement, aux soins, et plus largement à tout ce qui touche aux conditions de vie (énergie, logement, nourriture).

Quelles formes concrètes prendrait cette organisation des précaires ?

On distingue deux types de structures au sein desquelles les précaires s’organisent, et qui toutes deux ont leur légitimité : des sections syndicales ad hoc (comme au sein de la CGT-Chômeurs) ou des collectifs/associations parfois purement locaux, parfois intégrés à des réseaux (AC !) ou à des mouvements (MNCP, Apeis).

On peut formuler trois hypothèses à moyen terme pour l’organisation des précaires :
 L’intégration d’une organisation spécifique des précaires au sein de structures syndicales. Par exemple, la section montpelliéraine du MNCP est intégrée à Solidaires Hérault, qui reconnaît la nécessité de l’organisation spécifique des précaires. Ou encore, imaginer la mise en place d’une union syndicale Précaires au sein de la CGT, par la conjonction de certains secteurs de la CGT-Intérim, de la CGT-Spectacle et de la CGT-Chômeurs.
 L’élargissement des organisations « traditionnelles » de chômeurs, c’est-à-dire AC, l’APEIS, le MNCP et la CGT chômeurs à l’ensemble des problématiques de la précarité, ainsi qu’une organisation sur la base du statut de précaire plutôt que de chômeur, processus qui semble déjà bien avancé.
 Une coordination, voire une fédération, à l’échelle nationale de collectifs locaux déjà existants (LCP à Montpellier, assemblée contre la précarisation à Marseille, Exploités/énervés à Alès, CIP-IDF, AG Crise à Nancy, Stop précarité à Paris, le réseau Stop-Précarité, les CAFards de Montreuil, MCPL à Rennes, Collectif des précaire à Lille…). Ce type de collectif présente l’avantage de permettre l’intégration dans les luttes des précaires qui ne sont plus sur le marché du travail en mettant en avant les luttes liées aux conditions de vie.

A nos yeux, ce n’est pas tant la forme de l’organisation des précaires qui doit être déterminante que son contenu et ses pratiques, c’est-à-dire la lutte avec les travailleurs et travailleuses non-précaires de façon conjointe sur le plan du travail, des prestations sociales (Caf, Pôle Emploi), et des conditions de vie liées à la précarité (logement, énergie, alimentation).

Pour Alternative libertaire, les orientations privilégiées vont varier selon le contexte local, l’objectif étant d’abord de porter ces axes de lutte au sein des organisations déjà existantes.

Dans un premier temps, l’objectif est d’abord de construire, à la base, ces structures de lutte, pour favoriser l’émergence de pratiques solidaires face aux difficultés croissantes que la population va rencontrer dans un avenir très proche, avec l’approfondissement de la crise et l’austérité.

L’idéal serait de fédérer l’ensemble de ces forces dans une structure nationale défendant les intérêts des précaires. Mais pour fédérer, il faut un mobile, c’est-à-dire des axes de lutte et des revendications unifiantes.

Quels axes de lutte ?

Si la précarité résulte bien des conditions économiques, elle n’est pas seulement à envisager au sein du monde du travail mais de manière plus globale. Lutter contre la précarité c’est se battre pour de meilleures conditions de travail, pour un statut stable dans son entreprisse pour ceux qui le souhaitent, mais pas uniquement. Comme souligné plus haut, la précarité se manifeste aussi face aux prestataires sociaux comme les CAF ou les Pôles emploi, et dans la vie quotidienne (accès au logement, à l’énergie). Lutter contre la précarité se fait globalement contre tous ces aspects. Notre logique de lutte est donc d’essayer de remédier à la segmentation qui existe entre toutes ces différentes luttes.

L’organisation sur la base de la situation de précaire dégage quatre axes de luttes qui sont à mener de front, sans les hiérarchiser :
 Défense des conditions de travail face aux employeurs (privés ou publics) : luttes pour les salaires, pour la sécurité de l’emploi, et plus généralement pour le respect de la législation du travail, en y intégrant les cas de travail au noir
 Défense d’un accès aux prestations sociales : lutter contre les radiations, contre le flicage, contre le travail forcé (workfare), pour l’augmentation et l’extension des droits. Ce qui ne doit pas empêcher de dénoncer les conditions de travail déplorables des travailleurs sociaux (harcèlement conseiller Pôle Emploi ou agent CAF), et autant que possible, de travailler avec eux.
 Lutte pour l’amélioration des conditions de vie liées au statut précaire : Contre la précarité énergétique, ce sera par exemple remettre le courant ou le gaz, contre les difficultés à payer une alimentation correcte ce sera des auto-réquisitions, pour le logement, des actions de pression sur les bailleurs ou des réquisitions de logements vides….
 Lutte pour la résorption de la précarité : Car le mouvement des précaires ne peut se fixer pour seul objectif une « amélioration » du précariat. Il lui faut également faire siennes les revendications générales de lutte contre le chômage et la précarité : réduction du temps de travail à 32 heures/semaine avec embauches correspondantes, titularisations collectives, droit de veto des salarié-e-s sur les licenciements collectifs, etc.
Le mouvement des précaires fera ainsi valoir qu’il est partie intégrante du mouvement social et marche de concert avec les titulaires dans la lutte des classes.

[1Source : Actuchomage.org

[2Les Etudiants, Repères et références statistiques, 2011.

[3Éveline Perrin, Chômeurs et précaires au cœur de la question sociale, La Dispute, 2004

[4François Desriaux, « Les collectifs de travail », Alternatives économiques, juin 2008

 
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