Réforme judiciaire : Vers la robotisation des tribunaux ?




Alors que rien n’avance du côté des alternatives à l’enfermement, la réforme Belloubet renforce les pouvoirs de l’exécutif au détriment du judiciaire, et accentue la dérive vers la déshumanisation et un traitement purement administratif, sur barème : davantage d’Internet, de dématérialisation et de visioconférences. Les professionnel.les de la justice protestent

Le début de l’année 2018 a été marqué par des mouvements sans précédent de revendication dans le monde judiciaire. Les surveillants de prison ont bloqué les prisons pour réclamer plus de sécurité, plus de construction, plus d’enfermement. Ils ont été entendus, ils ont obtenu gain de cause… A peine ce mouvement terminé, un autre front s’ouvrait réunissant, de manière exceptionnelle, magistrat.es, avocat.es, greffier.es, personnels judiciaires. Les professionnel.les de la justice s’élevaient (et s’élèvent encore) contre un projet de réforme de la justice dont de nombreuses dispositions n’avaient pas été l’objet de concertations préalables. Celles et ceux qui se battent pour les plus pauvres, qui refusent que les droits des plus faibles soient encore réduits, n’ont pas encore gagné.

Éloigner la justice des citoyennes et citoyens

Ce projet de réforme concerne la justice de tous les jours : la procédure civile, la procédure pénale, et le sens et l’efficacité des peines. S’y est ajoutée une réflexion sur le numérique dans le monde, pourtant archaïque, de juridictions toujours plus pauvres… Malgré les affirmations de la garde des Sceaux, Nicole Belloubet, les professionnel.les ont été peu consulté.es, ou à la va-vite, dans des délais extrêmement serrés. Toutes et tous ont eu la surprise plus que désagréable de découvrir, au moment où le projet leur a été communiqué, des mesures qui n’avaient jamais été discutés au préalable, et n’apparaissaient même pas dans le programme électoral d’un président qui n’a pas de vision de ce que doit incarner la justice.

Et pour quel résultat, quel projet ? Une volonté d’éloigner encore plus la justice de celles et ceux au nom de qui elle est rendue, de celles et ceux qu’elle doit protéger. La justice est déjà mal perçue par ceux et celles à qui elle s’adresse : elle est longue, elle est obscure.

Une rationalisation forcenée des procédures civiles…

Ce qui est envisagé par le gouvernement est bien de l’éloigner encore plus des justiciables, de faire disparaître les audiences, voire même les juges. Si le comportement de certaines et certains magistrats peut être problématique, le transfert de la prise de décision à des administrations, dans des contentieux personnels et humains, est effrayant. Or, c’est bien ce qui est envisagé concernant la fixation des contributions à l’entretien et à l’éducation des enfants, dans les contentieux familiaux, qui seraient ainsi confiée aux caisses d’allocations familiales (CAF). Sans audience, sur pièces, et avec des barèmes. Cette question des barèmes est d’autant plus importante qu’elle intéresse les promoteurs d’une justice prétendument plus rapide, pour améliorer le traitement des « contentieux de masse ».

La dématérialisation des procédures, qui peut avoir un avantage, ne pourra cependant être exclusive, à moins d’empêcher un nombre important de justiciables de saisir la justice. C’est pourtant bien ce qui est envisagé : à titre expérimental dans un premier temps, les justiciables qui le souhaiteront pourront saisir une juridiction par internet et recevoir des nouvelles de la procédure lancée. A terme, ce mode de saisine deviendrait exclusif. Il suffit de voir Moi, Daniel Blake, de Ken Loach, pour imaginer le désarroi de certaines personnes laissées seules face à un ordinateur – à condition d’en avoir un – connecté à internet, sans possibilité d’accéder à une ou un humain capable de lui répondre.

La procédure civile est effectivement lente, chère et peu accessible à celles et ceux qui, parfois, ne peuvent se payer les conseils d’une ou un avocat, car trop « riches » pour bénéficier de l’aide juridictionnelle, et trop pauvres pour s’acquitter des honoraires. Pour autant, comment peut-on prétendre la réformer en n’admettant pas que pour ces « contentieux de masse », c’est bien de magistrat.es et de greffier.es que la justice a besoin ? Avec de vraies audiences, où les arguments pourront s’échanger sans que les parties n’aient eu à effectuer plusieurs centaines de kilomètres pour accéder à leurs juges, à moins que l’on considère que la visioconférence pourrait remplacer la discussion réelle…

… Qui se décline aussi au pénal

Cette soif de numérique emporte également la procédure pénale, où les plaintes devront être déposées par internet pour les victimes d’infraction, où cela n’interpelle apparemment personne qu’on puisse juger des auteur.es d’infraction par l’intermédiaire d’un écran vidéo… afin de rationaliser les coûts.

Dans cette même optique, et pour satisfaire le ministère de l’Intérieur (sic), des facilités sont accordées aux fonctionnaires de police, des « garanties » procédurales sont transférées d’un.e juge judiciaire à un.e procureur.e de la république – dont la Cour européenne des droits de l’homme a jugé qu’il n’était pas une autorité judiciaire, puisqu’il n’est pas indépendant du pouvoir exécutif. Alors on renforce les pouvoirs de la police, pourtant déjà bien accrus depuis les dernières lois votées antiterroristes, et ceux des procureur.es au détriment des droits des personnes suspectées.
Le projet de réforme de la justice devrait être débattu au Parlement en septembre. Il serait encore susceptible de bouger, après les protestations dans les rues de Paris et de plusieurs villes de province. Des modifications sont espérées… Les professionnel.les n’ont pas encore gagné !

Delphine Boesel (avocate)


COMPARUTION IMMÉDIATE : ÇA CONTINUE

Alors que la réforme Belloubet veut
faire reculer l’accès au juge, aucune réflexion n’a été réellement menée
sur les comparutions immédiates,
ces procédures d’urgence permettant
à une juridiction de juger rapidement une personne, à la sortie de la garde
à vue. Cette procédure est la plus attentatoire aux droits, la plus pourvoyeuse d’enfermement, mais
n’est jamais remise en cause. C’est la justice de la misère, dont tout le monde s’accommode car elle répond aux exigences de rapidité.

Alors même que les prisons françaises craquent sous
le poids de la vétusté, de la promiscuité (plus de 70.000 personnes sont enfermées à ce jour, dont 30%
en attente de jugement), alors que
les discours les plus optimistes sur
la volonté institutionnelle de promouvoir des alternatives à l’incarcération fleurissent dans les colloques et sur les plateaux télé, rien n’en transparaît dans les actes. Malgré des constats unanimes sur l’état des prisons françaises aucune et aucun responsable politique n’a suffisamment de courage pour envisager une autre politique pénale, pour oser
dire qu’il faudrait moins enfermer.


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