Tamara (ex-détenue kurde) : « Dans la prison, il y a une super lutte collective »




Dans les prisons kurdes, la lutte des détenu.es politiques se poursuit, avec plusieurs grèves de la faim déjà mortelles. Mais si la détention est une épreuve, c’est aussi un moment de solidarité et de formation. Tamara, une camarade kurde d’une vingtaine d’année, a passé plus d’un an dans la prison pour femmes de Diyarbakır (Amed) avant d’être relâchée. L’an passé, elle a raconté le quotidien carcéral et l’organisation collective dans une brochure réalisée par le collectif Ne Var Ne Yok.


Peux-tu nous dire pour commencer quand est-ce que tu es rentrée en prison, combien de temps tu es restée, et de quoi tu étais accusée  ?

Tamara : J’y suis rentrée à l’automne 2015, après avoir fait quatre jours de garde à vue où les flics m’ont violemment tabassée. Et après je suis passée devant le tribunal. J’ai été accusée de faire partie de l’organisation YDG-H. Je suis restée un an et trois mois en prison. Je suis sortie après le deuxième jugement. À la troisième audience, le tribunal a déclaré que j’étais non coupable, ils n’ont pas trouvé quoi que ce soit sur moi. On m’a pris un an et trois mois de ma vie «  seulement  ».

Du coup, tu t’es retrouvée dans la prison pour femmes de Diyarbakır ?

Tamara : Oui, j’étais dans une prison en type E, là où les femmes militantes sont emprisonnées. On était 35 personnes. Personne ne peut faire ce qu’il veut dedans. Toutes les personnes enfermées le sont pour des raisons politiques. L’ambiance est plutôt chouette entre nous, tout le monde s’écoute, on essaye toutes de continuer la vie comme on peut. S’il y a un problème, on s’arrête, on en discute et on s’explique, sans jamais se bagarrer. Il y a différentes tâches au quotidien, et on fait tout en commun. Chacune se responsabilise là-dessus pour le collectif, et pour que ce qui doit être fait le soit.

Les gardiens et les militaires n’ont pas du tout le même regard sur nous que sur les autres détenu.es. Ils sont plus durs et stricts avec nous. Mais à l’intérieur, il y vraiment une super lutte collective. Par rapport à l’ennemi, ton comportement est très net. Il n’y a pas de pas en arrière. On sait ce qu’on a faire.

Par exemple, s’il y a un problème avec les matons, s’ils nous crient dessus ou bien nous insultent. Ça ne se passe que rarement, mais si ça arrive, on se met directement en lutte contre cela. C’est sûr que nous sommes enfermé.es à l’intérieur, on se fait fouiller, réprimer, mais ils savent que s’ils commencent à créer davantage de problèmes, on ne va pas laisser faire. Et ils ont cette crainte-là.

Une journée type, comment ça se passe ?

Tamara : On se lève collectivement à 7h30  ; c’est nous qui décidons de nous lever à cette heure-là. La raison c’est que quand ils viennent nous compter, ils ne nous voient pas en pyjama ou mal réveillées. C’est notre discipline, c’est notre règle : ils ne peuvent pas nous voir en situation de «  faiblesse  ». Quand ils viennent nous compter, nous avons déjà pris notre petit déjeuner, les lits sont faits…

À part cela, on met beaucoup à profit notre temps d’incarcération pour apprendre et se politiser davantage, ou faire évoluer notre conscience. On se donne des heures pour lire des bouquins, et après on discute avec les amies autour des livres que les unes ou les autres ont lus. On fait juste des pauses pour manger, mais on revient rapidement à nos lectures pendant des temps de silence collectif. Il y a aussi des temps un peu plus formel, où nous nous répartissons certains livres pour en faire après des présentations devant toutes les autres. Chacune a une espèce de responsabilité dans les tâches de la journée.

Enfin, le soir, de 19 heures à 22 heures, c’est souvent une autre plage de lecture, où on met plus l’accent sur comment on essaye de se changer soi-même. Ou alors on regarde des films sur l’histoire des luttes. Il y a des amies qui connaissent ces films et qui nous les présentent. Celles qui ont envie de les regarder le font, en bas, dans la salle prévue, et les autres restent à lire dans la cellule…

La sortie en promenade se fait librement  ? Vous pouvez circuler dans quels espaces  ?

Tamara : On a un espace de deux étages. En bas, il y a le réfectoire, et ce n’est pas nous qui préparons les repas, sauf les kahvalti, les petits déjeuners. Et là-haut, il y a les espaces pour dormir et lire. Pour la promenade, on peut y aller librement. La cour est ouverte à 6 heures le matin, elle ferme à 16 heures en hiver et à 19 heures en été. Mais on reste pas mal à l’intérieur.

Y avait-il un bâtiment pour les hommes ? Et une séparation avec les prisonniers de « droit commun » ?

Tamara : Moi, par exemple, là où j’étais c’était dans un bâtiment pour femme de type E. Les hommes sont dans un autre bâtiment. Ceux qui sont là pour des histoires de drogues ou de crimes, ceux qui ne sont pas «  politiques  » sont d’un côté, et les hommes militants sont d’un autre. Comme pour les femmes. Et, parmi les politiques, ils font le tri, et ne mettent pas ensemble les djihadistes et les révolutionnaires.

Nous ne croisons quasiment jamais les camarades hommes enfermés dans l’autre bâtiment, c’est très rare. Après les purges du 15 juillet 2016, l’État a aussi enfermé des gülenistes accusés de la tentative de putsch, mais on ne les a pas vus non plus. C’est très cloisonné.

Fresque de l’artiste Banksy réalisée à New York le 16 mars 2018 en soutien Zehra Doğan, une féministe kurde condamnée en 2017 à deux ans de prison pour un dessin dénonçant la destruction de la ville de Nusaybin en 2016. Zehra est sortie de prison le 24 février 2019.

Pour ce qui est des luttes à l’intérieur, quelles formes ça prend ? Y a-t-il des évasions  ?

Tamara : Là, en ce moment, il y a des grèves de la faim pour un certain nombre de revendications, sur les conditions de détention notamment. Des fois, ça marche, des fois ça marche pas, et parfois certain.es meurent. C’est pour se faire entendre. Il y a aussi des actions où l’on scande des slogans pendant un certain temps dans la prison.

Mais les manifestations de soutien organisées à l’extérieur, c’est plus souvent pour les prisonniers condamnés pour crime… Et les évasions, c’est très rare. La dernière qui a eu lieu, c’était en type D, où six camarades ont réussi à s’échapper. C’était l’an dernier. C’était super, ils n’ont pas été repris, et après, ils ont envoyé le bonjour depuis Qandil  [1].

Maintenant que tu es sortie de prison, de quelle manière vas-tu continuer à lutter ?

Tamara : C’était vraiment une autre période, la prison. Maintenant que je suis sortie, et que j’ai repris ma vie, ça fait un peu bizarre. Bizarre de me retrouver avec des ami.es avec lesquel.les je peux parler normalement. C’est tellement différent quand tu es à l’intérieur.

Une fois que tu es dehors, tu as l’impression que tu ne vois plus cette lumière, cette force collective, de manière aussi intense, à chaque minute. Ça te fait comme une petite blessure. Mais pour moi, j’ai l’impression d’être en lutte tout le temps. C’est pas juste une période. C’est pas quelque chose d’une heure, d’une semaine. En ce moment, c’est difficile de se projeter. La politique en Turquie, tous les mois ça change. Mais la lutte c’est tout le temps.

[1Le PKK tient un vaste maquis dans les monts Qandil, au Kurdistan d’Irak.

 
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