Politique : Aux risques d’une dérive souverainiste




Le courant citoyenniste fait souvent des propositions qui, sous couvert d’antilibéralisme, flirtent avec le nationalisme. Analyse.

Depuis quelques, années, une certaine « gauche » nationaliste et souverainiste tend à émerger progressivement. L’ouvrage de Bernier, La Gauche radicale et ses tabous – Pourquoi le Front de gauche échoue face au Front national (2014), semble rassembler toutes ces exigences d’un nationalisme « de gauche », en thématisant la nécessité d’un protectionnisme circonstancié, d’une défense de l’État-nation français, pour résister aux diktats néolibéraux de l’UE. Bernier s’inscrit aussi dans la mouvance d’un PCF vieillissant, dont il faudrait actualiser les préoccupations jugées « légitimes », mais peut-être à l’intérieur de stratégies politiques plus dynamiques (Front de gauche).

Au sein de cette nébuleuse nationaliste de gauche, on retrou­vera Frédéric Lordon, mais aussi Jacques Sapir et Emmanuel Todd. Les journaux Le Monde diplomatique, ou Fakir, sur un autre mode, relayeront certaines de ces conceptions protectionnistes, sans toujours faire preuve d’une cohérence stricte.

Par ailleurs, si l’on considère le programme protectionniste et souverainiste d’un Mélenchon, son souci de thématiser une « identité française » (issue des Lumières et de la Révolution), ses propos très ambigus à propos de l’immigration ou du « droit à l’installation », on peut considérer que de telles projections « de gauche », d’abord théoriques, tendent à se cristalliser dans certaines mouvements politiques « de masse ».

Ces réactions « de gauche » au « néolibéralisme », qui sont aussi des conséquences de la crise de 2008 (crise qui entérine le caractère pervers d’un tel néolibéralisme, ayant émergé dès les années 1980), sont citoyennistes en un sens précis ; et elles questionnent donc l’être même du citoyennisme, ses structures et limites, d’autant plus que nous aurions affaire ici à un citoyennisme qui se voudra éminemment « radical ». En effet, un tel protectionnisme « de gauche », qui pourra promouvoir la sortie française de l’Europe, prône essentiellement, politiquement parlant, une modification radicale des processus constituants, mais sans modification des rapports matériels de production, et sans abolition conséquente des structures juridiques d’exploitation. C’est par la politique politicienne, par ses médiations institutionnelles universelles et abstraites et réellement inégalitaires, qu’on voudrait promouvoir une égalité purement formelle et idéologique. C’est bien le « citoyen », ou l’électeur, qui est mobilisé par ces discours, de telle sorte que ne sont plus pris en compte, essentiellement, les conditions matérielles d’existence des individus, infiniment variables, ni les processus de prolétarisation et de dépossession des individus, dont l’abolition supposerait l’abolition des rapports sociaux capitalistes, au niveau global. C’est finalement au nom d’une « union nationale » interclassiste, particulièrement favorable à la petite-bourgeoisie, ou au petit patronat, que chaque « citoyen » sera appelé à se mobiliser activement au sein de ces mouvements.

Thèmes dangereux

Il faut maintenant revenir sur chaque contradiction de tels protectionnismes dits « de gauche », mais qui empruntent aussi aux populismes droitiers certains thèmes dangereux :

– D’abord, en critiquant simplement le néolibéralisme global, pour défendre un capitalisme « régulé » national, ce protectionnisme protège intrinsèquement le capitalisme, national ou global, non seulement matériellement, mais aussi idéologiquement, puisqu’il voudrait nous faire croire qu’un capitalisme « durable », ou « à visage humain », serait possible. De fait, ce protectionnisme ne s’oppose pas strictement au libre-échange mondial, mais s’insère dans sa logique destructrice, puisqu’il ne fait que « réguler » une telle logique, sans abolition des structures mondiales, juridiques et matérielles d’exploitation. Rappelons-le donc maintenant, dans les faits, un tel système économique, à la fois national et transnational, ne saurait être maintenu indéfiniment, pour deux raisons essentielles : d’une part, il prétend pouvoir croître à l’infini dans un monde où les ressources naturelles et les besoins et capacités humains sont finis ; d’autre part, il doit affronter des crises économiques cycliques et systémiques, au sein d’un procès irréversible de dévalorisation, dans la mesure où il est soumis à une contradiction entre un machinisme (travail mort) toujours plus développé, rendant obsolète toujours plus le travail vivant, et un besoin irréductible, malgré tout, de travail vivant, pour extorquer une survaleur et faire du « profit ». Les « révolutions industrielles » ne font qu’aggraver une telle contradiction, et la crise de 2008 n’est pas étrangère, d’ailleurs, à ce qu’on a appelé la « troisième révolution industrielle » (informatique et microélectronique). Le protectionnisme, ou le régulationnisme nationaliste, ne seront jamais susceptibles d’empêcher cette autodestruction dédoublée, comme il va de soi : comme industrialisme, ou comme idéologie du développement, il n’évitera jamais la crise écologique ; comme néokeynésianisme, il ne fait que retarder l’échéance des crises, comme le rappelle l’échec des Trente Glorieuses (1973, etc.).

– En outre, comme nationalisme, il renonce à une vocation internationaliste anticapitaliste conséquente, et maintient donc les rapports néocoloniaux de production, au sein de la division internationale du travail. Il n’est pas un anticapitalisme conséquent, mais un altercapitalisme, d’autant plus hypocrite et contradictoire qu’il se dira parfois critique du capitalisme « tout court » (voir Lordon, Capitalisme, désir et servitude).

– Par ailleurs, en opposant une « économie réelle » à « protéger » et des principes transnationaux abstraits « pernicieux » (finance mondiale, Bruxelles, etc.), ce protectionnisme nationaliste ne voit pas que c’est aussi au sein même des contradictions internes à cette « économie réelle » que se situe le point critique, et la possibilité des crises (contradiction travail mort/travail vivant). En effet, c’est parce que l’économie dite « réelle » est au sein d’une crise permanente, que la finance, qui doit compenser sa crise de valorisation ou de réalisation, finit par l’empoisonner. Vouloir « réguler » cette finance, ou le libre-échange mondial, juridiquement, sans abolir à leur racine les principes d’une telle « économie réelle », c’est finalement vouloir mettre des pansements sur un corps à l’agonie.

– Finalement, lorsqu’un tel protectionnisme nationaliste veut se développer sur un terrain « culturel » ou « identitaire », il tend cette fois-ci à devenir franchement nauséabond. L’« identité française » pourra devenir la caution pour des discriminations spécifiques ; certaines valeurs traditionnelles patriarcales pourront se réaffirmer ; derrière la finance mondiale, on pourra bien vite reconnaître « le Juif » dominateur, et développer des thèmes antisémites ; ou l’on cherchera aussi de nouveaux boucs émissaires, susceptibles de « souder » l’unité nationale en quête de « repères » (Arabes, immigré.es, musulmans, migrants et migrantes, réfugié.es, etc.). Le protectionnisme « de gauche » reste fort éloigné de ces préoccupations, pour l’instant. Mais son correspondant d’extrême droite dévoile des logiques « culturalistes », propres à tout protectionnisme identitaire, qui devraient susciter toujours plus une critique radicale des replis nationalistes en général. Il s’agira d’interpréter attentivement les propos récents d’un Mélenchon à propos de l’immigration et du « droit d’installation » (qu’il faudrait limiter, selon lui, en garantissant la paix dans les pays concernés, alors même qu’il n’a absolument pas la politique internationaliste conséquente pour avoir de telles prétentions). Ses propos relatifs à « l’identité nationale » française, renvoyant avec lui aux Lumières capitalistes et à la Révolution française (non pas celle des bras nus, mais celles des « citoyens » bourgeois), doivent également interroger légitimement. Ses propositions « féministes » rassurent encore, tout comme ses positionnements écologiques. Mais il est bon de rappeler que le capitalisme, qu’il soit dit « national » ou « global », « à visage humain » ou « sauvage », demeure intrinsèquement un système fonctionnaliste et industriel structurellement patriarcal et antiécologique, par-delà toute « restructuration » cosmétique. Et Mélenchon, qui se disait encore, en 2011, « keynésien », est bien sûr favorable au capitalisme en tant que tel, certes quelque peu « régulé ».

Au sein de cette dynamique démagogique et nationaliste, c’est finalement une ultime confusion qui s’affirmera : la confusion entre réforme et révolution. Ces réformistes « radicaux », en effet, très souvent, feront passer leurs « réformes radicales » pour des élans révolutionnaires (on songera à la verve « insurrectionnaliste » d’un Lordon, par exemple). Dans ce contexte, les mouvements révolutionnaires conséquents, internationalistes et anticapitalistes au sens strict, tendent à perdre toujours plus en légitimité et en force. D’autant plus que ce sont bien ces réformistes citoyennistes qui auront toute la visibilité « médiatique », et qui sembleront détenir le monopole de la critique et de l’alternative.

Ecrans de fumée

Face à ces écrans de fumée, il faudra rappeler que seule l’abolition, au niveau global de la propriété privée des moyens de production, des catégories de base du capitalisme (marchandise, argent, travail abstrait, valeur), de ses fonctionnalités « politiques » (Etat-nation bourgeois), et des rapports matériels de production découlant de ces logiques, constitue l’horizon révolutionnaire conséquent. Car l’ampleur des ambitions révolutionnaires doit aussi se situer au niveau de l’ampleur du désastre.

Benoît (AL Montpellier)

 
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