Violences sexistes : Pourquoi la justice épargne les notables




Le 11 avril 2019 est à marquer d’une pierre blanche. Le tribunal correctionnel a condamné un homme puissant dans une affaire de violence sexiste. Une occasion de nous interroger sur l’impunité des riches face aux agressions sexuelles.

Mars 2016, Denis Baupin, alors vice-président de l’Assemblée nationale et député Europe Écologie-Les Verts de Paris, pose avec d’autres collaborateurs, maquillé de rouge à lèvres, pour la campagne contre les violences faites aux femmes. Le 9 mai 2016, France Inter et Mediapart publient les témoignages de huit élues et salariées d’EELV affirmant avoir été victimes, de 1998 à 2014, de harcèlement sexuel, voire d’agression sexuelle, par Denis Baupin. Au total, près d’une quinzaine de femmes sortiront du silence. Au mois de juin, quatre d’entre elles déposent plainte. L’affaire est classée sans suite, car les faits sont prescrits.

L’affaire aurait pu en rester là, mais Denis Baupin porte plainte contre ses accusatrices pour dénonciation calomnieuse et réclame 50 000 euros de dommages et intérêts. Le procès qui s’ouvre le 4 février 2019 permet à la longue liste des victimes des agissements de Denis Baupin de témoigner : le procès se retourne contre le plaignant. Baupin est finalement condamné le 19 avril dernier à indemniser les prévenus⋅e⋅s, les femmes l’ayant accusé et les titres de presse ayant révélé l’affaire pour « abus de constitution de partie civile ». La condamnation pour procédure abusive de Baupin a permis d’attester de l’exactitude des faits et des accusations.

Le cas de Baupin permet d’aborder un sujet récemment remis sur le devant de la scène : l’impunité de la bourgeoisie en matière d’agressions sexuelles.

Devant l’(in)justice de classe

Lorsque dans les années 1970 les mouvements féministes commencent à analyser la sociologie des agressions sexuelles, elles découvrent que ce phénomène touche « toutes les classes et toutes les races » [1], victimes comme agresseurs. Les violences sexistes et sexuelles ne sont pas un problème individuel (de l’homme), relationnel (du couple) ou culturel (d’un groupe) : c’est le problème d’une société patriarcale, de la domination socialement organisée et reproduite des hommes sur les femmes, en tant que groupes sociaux.

Les études féministes ont mis en lumière les multiples visages du violeur et ont contribué à éradiquer le cliché de l’agresseur solitaire, sans emploi et immigré, rencontré dans un parking souterrain. Pourtant, tous les violeurs ne se retrouvent pas sur les box des tribunaux.

Dans une étude publiée en 1976, Marie-Odile Fragier faisait déjà ce constat : parmi les 289 personnes condamnées pour viol en cour d’assises en 1972, près des deux tiers sont des ouvriers et 13 % sont inactifs, en revanche, on ne compte que « deux cadres supérieurs, un homme exerçant une profession libérale et un instituteur » [2]. Cette différence de traitement devant la justice ne concerne pas seulement les violences sexistes et sexuelles, elle contribue cependant à la représentation d’un agresseur de classe populaire et inconnu de la victime [3].

Cette stigmatisation s’est renforcée à l’occasion de l’introduction dans la loi d’un nouveau délit : le harcèlement de rue. Si on peut se réjouir de voir les actes de violence sexiste quotidiens reconnus juridiquement, la concentration des questions sexistes autour de ce seul enjeu a pour effet de réduire considérablement la figure de l’agresseur aux classes populaires.

Des affaires comme celles de Harvey Weinstein ou Denis Baupin mettent en lumière des oppresseurs sexistes, politiciens, patrons, bref des hommes de pouvoir. La faible judiciarisation des viols commis par des agresseurs issus de la bourgeoisie s’explique notamment par le fait que ces personnes disposent de ressources leur permettant de mieux se défendre lors de leur passage en justice [4] (avocats, éléments de langage, capital culturel et social…). Le capital financier qu’ils possèdent leur permet même quelquefois, via transaction financière, de mettre fin aux procédures qui les concernent (Dominique Strauss-Kahn, Harvey Weinstein entre autres).

Contrairement aux agresseurs des classes populaires, les conséquences ne sont donc pas les mêmes pour les riches violeurs et agresseurs. Ils se retirent un temps du devant de la scène pour continuer les affaires ailleurs. DSK est, depuis mai 2016, conseiller économique pour le gouvernement Chahed en Tunisie. Il conseille aussi, de façon non officielle, la République du Congo pour aider les autorités à restructurer la dette du pays, ainsi que l’État du Togo dans le cadre d’un projet d’assistance technique financé par l’Union européenne et mis en œuvre par le FMI pour moderniser la gestion des finances publiques. De même Baupin avait symboliquement démissionné de la vice-présidence de l’Assemblée nationale, dès mai 2016, mais a conservé son mandat de député jusqu’en juin 2017.

L’impunité des riches

Si ces affaires défraient la chronique pendant quelques mois, mettent en lumière un agresseur de renom un temps, elles apparaissent comme des épiphénomènes. Le scandale retentit sur des individus décorrélés de leur classe sociale, et ne permet une analyse systémique et anti-patriarcale. Ainsi la tribune publiée dans Le Monde, par des femmes d’influence (telles que Levy et Deneuve), sur la liberté d’importuner, se révèle être un plaidoyer visant à défendre les hommes de leur classe face aux révélations de #Metoo et #Balancetonporc.

Tous ces éléments (les bourgeois s’en sortent mieux en justice, le profil de l’agresseur sexuel type est l’agresseur pauvre) tendent à perpétuer le système. Cet état de fait confère une impunité aux riches agresseurs sexuels, et invisibilise leurs victimes. Ce sentiment d’impunité permet au patriarcat d’asseoir davantage son pouvoir sur les femmes. Un sentiment d’impunité qui confine à la bêtise lorsque Baupin décide d’attaquer en diffamation ses victimes.

Lucie (UCL Amiens)

[1Erin Pizzey, Crie moins fort les voisins vont t’entendre, Éditions des femmes, 1974.

[2Marie-Odile Fargier, Le Viol, Grasset, 1976.

[3Seules 5 % à 15 % des victimes violées portent plainte. L’une des raisons invoquées est que la très grande majorité des viols sont commis par des proches de la victime, d’où une démarche de dénonciation difficile, les viols entre inconnus étant de fait très peu nombreux.

[4Véronique Le Goaziou, Les Viols en justice : une (in)justice de classe ?, Antipodes, « Nouvelles Questions Féministes », 2013.

 
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