Il y a quarante ans

Mai 1979 : la CFDT lâche la lutte des classes




Le 38e congrès confédéral de la CFDT se tient du 8 au 12 mai 1979 à Brest. Entre politique du «  recentrage  » et exclusions, il marque un tournant dans l’histoire de la centrale. La CFDT va dès lors résolument tourner le dos à l’orientation socialiste autogestionnaire qui avait fait son originalité et son attrait dans l’après 68. Au mépris de ses équipes syndicales les plus combatives.

Il faut toujours rappeler que la CFDT des années 1970 est à des années-lumière de l’organisation qu’elle est devenue aujourd’hui. Dans la foulée de Mai 68, le syndicat est au diapason de la contestation sociale, et, bien plus que la CGT, largement ouverte aux luttes contre toutes les dominations. Le tout étant articulé à un projet de transformation sociale clairement affirmé  : oui, il fut un temps où la CFDT voulait le socialisme et l’autogestion  [1].

Pendant dix ans, cet idéal va non seulement servir de boussole à la stratégie confédérale, mais aussi s’incarner dans des pratiques et luttes syndicales bien réelles  : celle des LIP en 1973 en est sans doute l’exemple le plus emblématique  [2].

Bien sûr un tel tropisme contestataire ne tombe pas du ciel : après Mai 68, la centrale cédétiste ouvre largement ses portes, accueillant notamment nombre de «  militant.es de Mai  », entre autres celles et ceux d’extrême gauche.

Le choix du socialisme autogestionnaire permet aussi à la CFDT d’offrir une alternative au couple PC-CGT, en prenant appui sur les acquis de mai 68, au premier rang duquel celui du recours à l’assemblée générale souveraine.

Dans un contexte qui plus est de montée de la contestation sociale (plus de 16 millions de jours de grève entre 1969 et 1973, ce qui représente une augmentation de 70% !), les équipes CFDT entendent bien lier autogestion des luttes et de la société. D’autant qu’elles sont nombreuses à être entrées en syndicalisme en même temps que la CFDT adoptait son orientation socialiste autogestionnaire. Après 68, la centrale augmente ses effectifs de 20%, soit un gain de plus de 100.000 adhérent.es. Ce sont elles et eux qui vont « faire » la CFDT autogestionnaire.

Mais toute organisation génère ses désaccords stratégiques et ses enjeux de pouvoirs. Au milieu des années 1970, la CFDT évolue et la direction confédérale s’inquiète de plus en plus de ce qu’elle appelle « la montée du basisme et du gauchisme » au sein de la centrale. D’autant qu’Edmond Maire, le secrétaire général, et ses partisan.es se sont lancé.es dans une stratégie  d’« autonomie engagée » avec le Parti socialiste, dans la perspective d’une victoire de l’Union de la gauche aux législatives de mars 1978. Dans une telle optique, continuer de tout parier sur les luttes n’est pas « responsable ».

Sortir les « coucous gauchistes »

Le congrès d’Annecy en mai 1976 a par ailleurs porté à son acmé le poids des oppositions à la « ligne » d’Edmond Maire, jugée déjà trop « réformiste ». Ces oppositions sont de deux sortes.

La première est rassemblée autour de Pierre Héritier (secrétaire de l’union régionale CFDT Rhône-Alpes) et d’Émile Le Beller (dirigeant de la CFDT-PTT). Elle est proche du Centre d’études, de recherches et d’éducation socialiste (Ceres), un courant animé par Jean-Pierre Chevènement au sein du Parti socialiste. On peut considérer que la seconde est globalement animée par la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) dont 60 à 65 membres sont délégués au congrès d’Annecy de 1976.

Lors de ce congrès, les deux « oppositions » réunissent séparément 20% des mandats. Lorsqu’elles fusionnent leurs voix, elles pèsent près de 45% des suffrages.

C’en est trop pour la direction confédérale. À la tribune du congrès, Edmond Maire vilipende les « coucous », ces oiseaux qui font leur nid dans celui des autres. Le 2 juillet 1976, devant le nouveau bureau national, il estime désormais qu’« il est impossible de continuer à travailler trois ans encore sur ces bases floues. [...] Il faut changer de cap et de méthode, sinon, au congrès de 1979, le cartel des refus constituera une majorité négative et nous serons dans l’impasse. Il y va de l’avenir de la CFDT ».

En décembre 1976, premier avertissement : l’union départementale (UD) de la Gironde est suspendue.

À l’UD de la Gironde, il est reproché un soutien trop actif aux comités de soldats (pour beaucoup portés par l’extrême gauche, la LCR notamment, mais aussi l’Alliance marxiste révolutionnaire, l’AMR, d’inspiration pabliste, et des communistes libertaires), et ce malgré les mises en garde confédérales  [3].

Après mai 68, les équipes CFDT entendent bien lier autogestion des luttes et de la société. D’autant qu’elles sont nombreuses à être entrées en syndicalisme en même temps que la CFDT adoptait son orientation socialiste autogestionnaire.
Photo : un cortège CFDT en 1972.

Après le temps des suspensions, vient celui des exclusions. Le 27 septembre 1977, les 20 membres de la commission exécutive (CE) de la section CFDT du centre de tri de Lyon-Gare sont exclus par le bureau départemental du syndicat CFDT-PTT du Rhône, suite à une interpellation du bureau national.

Pour le bureau départemental, la CE de Lyon-Gare représente une « tendance » de fait en prenant des initiatives propres qui ne respectent pas le « fédéralisme » de la CFDT. Ce qui lui est reproché est d’avoir agi au nom de la section « en dehors de toute décision des structures responsables de la CFDT » que ce soit dans le cadre de la lutte antimilitariste, de la « coordination des luttes » autour des LIP ou de la participation à la manifestation anti-nucléaire de Creys-Malville. En réalité, c’est bien leur combativité et leur autonomie qui est reprochée aux militant.es de Lyon-Gare  [4].

D’autres structures CFDT vont faire les frais de cette vague d’exclusions à la veille du congrès de 1979. En janvier 1978, c’est la section BNP du syndicat parisien des banques, forte de plus de 1.000 adhérent.es, qui est suspendue. En mars 1979 c’est au tour du conseil syndical de la section CFDT d’Usinor-Dunkerque, qui regroupe 800 adhérent.es.

C’est donc bien dans l’intervalle 1976-1979 que tout s’accélère. C’est aussi dans ces années-là que la Confédération adapte son analyse au contexte politique et économique.

La rupture de l’Union de la gauche en septembre 1977 fait entrevoir une possible défaite, ruinant l’édifice stratégique de  l’« autonomie engagée  ».

L’adieu à la grève

Dans le même temps, pour partie liée au Choc pétrolier de 1973 et à l’intransigeance des capitalistes dans la défense de leurs intérêts, la crise économique s’aggrave. Face à cela, la première attitude de la CFDT est le refus des sacrifices pour les travailleurs et les travailleuses.

Mais la crise est synonyme de désindustrialisation et de licenciements de plus en plus massifs. La combativité est à la décrue, l’année 1978 ne comptabilise que 2,2 millions de journées de grève. La désyndicalisation touche toutes les organisations. Le chômage progresse de 11% en août 1978 pour atteindre presque 2 millions de privé.es d’emploi.

La direction confédérale va « glisser » sur une analyse de plus en plus « réaliste ». Jacques Moreau, issu du syndicat des Cadres CFDT et proche d’Edmond Maire, présente un rapport au Conseil national confédéral de janvier 1978 qui témoigne de cette évolution  : s’il faut des résultats concrets pour redonner confiance dans le syndicalisme, et comme la grève «  ça ne marche plus  », il faut mettre la négociation au cœur de la stratégie de la CFDT  [5].

S’il est d’abord rejeté, le rapport Moreau va continuer d’inspirer le clan confédéral. Au printemps 1978, après la défaite électorale de la gauche aux législatives de mars, Edmond Maire se rend ainsi à Matignon pour converser avec le premier ministre Raymond Barre, pourtant l’artisan des plans d’austérité gouvernementaux. C’est en «  partenaire social  » que se pose désormais la CFDT.

Et le rapport Moreau, présenté comme un nécessaire « recentrage » sur le syndicalisme « pur » contre le syndicalisme « politique » des années antérieures, servira de base des discussions du congrès confédéral de mai 1979.

Autre conséquence du «  recentrage  », l’unité d’action avec la CGT bat de l’aile. Quoi qu’on puisse penser des intérêts particuliers des deux directions confédérales à l’unité, il est clair que cette unité avait été dans les années précédentes l’un des facteurs de la montée des luttes  [6].

Un tel aggiornamento stratégique va donner le tournis aux nombreuses équipes CFDT qui se sont éduquées syndicalement dans l’après 68, solidement arrimées à l’espoir socialiste autogestionnaire.

Naissance d’une gauche syndicale

Certaines d’ailleurs ne perçoivent pas immédiatement le danger du «  recentrage  », se disent qu’après tout c’est une manière de sortir de l’orbite du Parti socialiste et que ce n’est pas si mal.

Mais bien sûr ce n’est pas l’avis des exclu.es de Lyon-Gare, de la BNP Paris, d’Usinor Dunkerque qui cherchent d’abord tout à la fois à obtenir leur réintégration dans la CFDT et en dévoiler les ressorts. Car ils et elles perçoivent bien que, dans le «  cours nouveau  » que veut impulser la direction confédérale, c’est leur syndicalisme de lutte et de classe qui dérange.

Ils et elles sont d’ailleurs présent.es à la porte du congrès de Brest, diffusant des brochures documentant leurs exclusions. À la tribune du congrès, des délégué.es demandent à ce que les exclu.es puissent s’exprimer et défendre leur point de vue au nom de la démocratie syndicale, sans succès. Une motion en ce sens est signée par 150 syndicats… soit 10 % de ceux représentés au congrès de Brest.

Pour certain.es, le congrès de 1979 sera ainsi significatif «  de ce que les syndicalistes révolutionnaires peuvent attendre aujourd’hui de leur action au sein de la CFDT  : une pratique différente avec les travailleurs au sein des sections, dans quelques cas particuliers au niveau d’un syndicat  ; mais, à la clé, des mésaventures avec la bureaucratie...  » [7]

Dans la CFDT, 1979 marque en tout cas très clairement le basculement des oppositions aux dissidences. Pour continuer à faire vivre un syndicalisme de lutte de classe, socialiste et autogestionnaire, il va désormais falloir s’organiser. À l’intérieur de la centrale, ou à l’extérieur. C’est le choix que vont faire les exclu.es en créant les premiers «  syndicats alternatifs  »  : Syndicat autogestionnaire des travailleurs (SAT) à Lyon-Gare, Syndicat démocratique des Banques (SDB) à Paris  [8], Syndicat de lutte des travailleurs (SLT) d’Usinor-Dunkerque.

Malgré ça, les opposant.es se feront encore entendre dans la CFDT pendant plus de dix années. Ils et elles mettront leur outil syndical au service des grèves et de l’autogestion des luttes  [9]. Et ce sera le ferment de la création des syndicats SUD dans les années 1990.

Théo Roumier

[1« Quand la CFDT voulait le socialisme et l’autogestion », Les Utopiques n°10, printemps 2019

[2« 1973 : Lip, Lip, Lip, hourra ! », Alternative libertaire, juin 2013

[4« 1977 : Chasse aux sorcières dans la CFDT », Alternative libertaire, septembre 2017

[5Frank Georgi, « Le monde change, changeons notre syndicalisme : la crise vue par la CFDT (1973-1988) », Vingtième siècle, revue d’histoire n°84, 2004

[7Solidarité ouvrière n°86/87/88, septembre 1979

[8Précisons toutefois qu’une partie des exclu.es fait le choix de rejoindre la CGT

 
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